Dans un essai érudit et accessible, Dominique Lagorgette revient aux origines du mot “Pute”.
Dans Pute, Histoire d’un mot et d’un stigmate, Dominique Lagorgette revient aux origines du mot “pute”. Par l’étude de cette insulte misogyne et du stigmate qu’elle imprime dans l’inconscient collectif, la linguiste met au jour la perpétuation des dominations sur les corps des femmes et des minorités de genre. Un texte à la fois érudit, accessible et mordant, où l’autrice déploie tout son savoir et son humour pour “décrypter les idéologies à l’œuvre derrière les énoncés”. Entretien.
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En tant que linguiste, pourquoi vous être intéressée au mot « pute” ?
D’abord, il faut mentionner les collègues qui ont réalisé un énorme travail antérieur sur le sujet, comme Laurence Rosier, Marina Yaguello ou Fabienne Baider. Quant à moi, j’en ai eu l’idée en travaillant sur le livre Féminicides, une histoire mondiale, de Christelle Taraud, pour lequel j’ai rédigé une notice sur le mot “pute”. Au fur et à mesure que je préparais ce petit travail de synthèse, qui au départ me semblait simple, je me suis rendu compte que c’était en fait quelque chose d’énorme. Car ce mot ne renvoie pas seulement aux travailleuses du sexe, mais à n’importe quelle femme. Il est aussi utilisé comme une interjection, comme dans la phrase “putain, qu’est ce qu’il fait beau !” par exemple, et à ce moment-là il devient complètement vide de sens. Le fait qu’un terme puisse être encore perçu comme extrêmement violent, mais être parallèlement prononcé par à peu près tout le monde chaque jour, pour exprimer aussi bien la joie que le malheur, c’est très intéressant à analyser en linguistique. Il y a peu de mots comme ça dans la langue française. Celui-ci sert vraiment à tout, en fait, c’est un couteau suisse.
Comment l’expliquez-vous ?
Ça vient peut-être du fait qu’il y ait deux formes pour le même mot, qui ne signifient pas tout à fait la même chose. La première forme, “pute”, reste extrêmement offensante quand on la dit à quelqu’un, en particulier aux femmes, mais pas seulement. Car les hommes peuvent aussi être traités de “pute” et dans ce cas-là, c’est en quelque sorte une double insulte dans la tête de l’insulteur, car cela dévirilise et dégrade au plus bas de l’ordre féminin. L’autre forme, “putain”, ne sert plus pour insulter, et n’est peut-être plus du même registre de langue. Il semble un peu plus chic, plus solennel. Et surtout, encore une fois, on interjecte sans cesse avec ! Les autres francophones, notamment au Québec, se marrent bien à nous entendre l’utiliser tout le temps.
Quand c’est utilisé comme insulte, qu’est-ce que ce mot recouvre exactement ? Quel est le “stigmate” dont vous parlez, qui lui est associé ?
Le stigmate de la “femme de mauvaise vie”, comme on disait autrefois. Quand il y avait les bonnes mœurs en droit, la femme honnête était la bonne ménagère et s’inscrivait dans la monogamie, l’hétérosexualité. On ajoutait ensuite à cela un tas d’éléments comme la vertu ou le fait de prendre soin. C’était du “care” avant l’heure, en fait, sa vie était consacrée à son foyer, dans lequel il y avait l’homme et les enfants. D’un point de vue linguistique, c’est fascinant d’ailleurs, car on parle de “langue maternelle”. Le stigmate, c’est donc l’opposé de “la bonne mère de famille”, comme il y avait en droit son pendant masculin, “le bon père de famille”. Le stigmate est très violent car on considère qu’une prostituée, une femme qui trompe son mari ou même juste une femme sans mari qui a une vie sexuelle, ne peut pas être une bonne mère. L’insulte porte encore car il n’y a pas que la sexualité qui est associée, il y a aussi la trahison, le fait qu’on ne puisse pas faire confiance à ces personnes. Ce mot catalyse toutes les horreurs, c’est un bouc-émissaire de genre. La “pute”, c’est la personne qui porte tous les maux.
Existe-t-il un équivalent masculin ?
On a le statut générique du “connard”. Le “connard” peut aussi porter tous les maux. Il peut être violent, menteur, c’est quelqu’un auquel on ne peut pas faire confiance, quelqu’un qui fait des remarques inappropriées, qui exerce son pouvoir de manière trop forte ou trop visible, mais ce n’est pas sexuel. Sur ce registre-là, il y a évidemment l’“enculé” et sa variante, “le pédé”. La loi du 30 juillet 1960, qui visait à lutter contre les “fléaux sociaux”, associait d’ailleurs l’alcool, l’homosexualité et la prostitution. Et à l’heure actuelle, l’homophobie n’a pas davantage disparu que le sexisme. Je dirais même que tout se catalyse de manière encore plus violente sur les personnes trans travailleuses du sexe. Ces femmes sont perçues par certain·es comme étant “encore des hommes” et, donc, classées dans la catégorie des homosexuels.
De Fatal Bazooka à Orelsan, vous citez beaucoup d’exemples issus de la pop culture. Comment cette dernière s’est-elle emparée de cette insulte ?
Il y a d’un côté celles et ceux qui dénoncent, comme Stromae avec Fils de joie ou récemment la chanteuse Solann, avec son titre Rome. Je pense aussi aux Bérus dont les chansons étaient très féministes, ce qui était plutôt rare à l’époque. On peut citer leur titre Fils de. Beaucoup de femmes aussi, ont évidemment dénoncé l’insulte dans leurs chansons. Dans d’autres cas c’est presque un ponctuant, comme dans le rap. Je pense que c’est à force d’écouter de l’anglais, du rap états-unien en particulier, où “bitch” est souvent un terme vide qui sert à ponctuer, ou bien même possède une valeur positive depuis quelque temps déjà. Dans certains cas, le mot “pute” est utilisé littéralement, comme chez Orelsan. S’agit-il dans ce cas d’une parodie ou pas ? Je me garderais bien de me prononcer, et le droit lui-même a eu beaucoup de mal à trancher. “Pute” est en tout cas un terme tellement utilisé, c’est tout à fait logique qu’on le retrouve dans la culture de rue.
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