Souvent brandie, rarement définie, la laïcité s’incarne différemment selon les pays. En France, son application stricte héritée des Lumière a engendré une crispation politique et universitaire autour du religieux. Thierry Gontier, philosophe, revient sur son histoire.
Le contexte actuel de la montée des fondamentalismes religieux rappelle combien il est urgent de défendre la laïcité, un principe fondateur de la démocratie. Il importe cependant tout autant de veiller à ne pas faire de la laïcité un principe abstrait et vaguement allégorique. Car si, dans sa définition a minima, la laïcité consiste à empêcher l’ingérence des religions dans l’exercice du pouvoir politique, son application concrète diffère grandement selon les pays.
Dans l’Hexagone, la Révolution française, qui fut également une révolution antichrétienne, a légué une lecture stricte de la laïcité. Les pays anglo-saxons, eux, sont généralement plus enclins à favoriser le dialogue entre les différentes religions, assignant pour cela à l’Etat un rôle d’arbitre – une conception que l’on qualifie de « sécularisme ». Or sous la persistance des revendications religieuses, plusieurs signes récents indiquent que la laïcité “à la française” serait contrainte d’évoluer vers une conception plus ouverte, s’inspirant en cela du modèle anglo-saxon communautariste.
Philosophe, professeur à l’Université Jean-Moulin-Lyon III, Thierry Gontier est spécialiste de philosophie moderne et des lectures contemporaines de la modernité, traducteur du philosophe américain Eric Voegelin (1901-1985) et rédacteur en chef de la revue Ethique, Politique, Religions. Avec nous, il revient sur l’histoire philosophique de la laïcité à la française : des Lumières à Tocqueville, de Carl Schmitt aux marxistes des années 1980. Et pointe le danger d’une République qui, lorsqu’elle outrepasse son rôle d’instrument de régulation, tend à se constituer en une nouvelle religion laïciste.
Suite aux attentats de janvier et de novembre, il a beaucoup été question en France du principe de laïcité. Or dans la presse, deux termes ont souvent été employés de manière indistincte : laïcité et sécularisme. Faut-il les distinguer l’un de l’autre ?
Thierry Gontier – Ce sont deux termes a priori synonymes, mais dont les usages ont divergé dans l’histoire : aujourd’hui, le terme de laïcité renverrait plutôt à la pratique française, et celui de sécularisme à son application anglo-saxonne, au sens très large (non limité au Royaume-Uni et aux États-Unis).
A cette distinction historique, il y a au moins deux raisons. La première tient à la place que l’Eglise a pu occuper au moment des révolutions nationales. Dans les pays où la Réforme avait eu lieu, et où, quelquefois, le pluralisme religieux était déjà dans une certaine mesure passé dans les mœurs, l’Eglise était souvent moins associée au pouvoir politique autocratique contesté : par conséquent, la révolution politique n’a pas forcément été de pair avec une révolution religieuse. Ce schéma est en gros celui de l’Angleterre et des Etats-Unis. Alors qu’en France, la Révolution de 1789 a pris la forme d’une révolte anticléricale, voire antichrétienne, faisant émerger l’idée d’une religion civile ayant pour vocation de se substituer aux religions traditionnelles – ce qui n’est nullement le rôle de la religion civile américaine, par exemple.
La seconde raison, et je reprends là le schéma du philosophe Eric Voegelin, est que ces révolutions nationales ont lieu à l’intérieur du grand mouvement de sécularisation qui commence à partir de la Renaissance pour s’amplifier dans les siècles suivants. Ainsi, celles qui ont eu lieu au XVIIe ou au XVIIIe siècle se produisent dans un contexte culturel encore très marqué par la tradition chrétienne. Ceci n’est pas le cas des révolutions de la fin du XVIIIe siècle, davantage marquées par l’opposition aux religions, et a fortiori celles du XIXe et du XXe, qui ont donné sur le moment naissance à des régimes très vulnérables au danger totalitaire.
Qu’en est-il du modèle français ?
Le modèle laïque hérité de la Révolution française a quant à lui contribué à engendrer une crispation autour du religieux. L’université française en est un bon exemple. Il y a vingt ans, il était presque inconcevable d’être pris au sérieux en faisant cours sur la philosophie de la religion : le religieux était considéré comme quelque chose que la philosophie héritée des Lumières et la science avaient définitivement dépassé, et dont l’étude relevait d’un sentiment de nostalgie ou d’un goût suspect pour l’ésotérisme. Les choses sont en train de changer. Pour prendre l’exemple de mon université lyonnaise, nous avons créé ces six dernières années un Institut supérieur d’études des religions et de la laïcité (ISERL) fédérant une dizaine d’équipes de recherches sur la région, un LabEx (Laboratoire d’excellent) sur la Constitution de la modernité (COMOD), dont l’un des axes principaux porte sur les origines théologiques de la pensée moderne et une revue qui a pour titre significatif « Éthique, politique, religions » (éditée par Classiques Garnier). Ce n’est évidement pas une spécificité lyonnaise : ainsi, un professeur de philosophie de la religion a été recruté récemment à l’Université Panthéon-Sorbonne.
La rupture adviendrait donc avec les Lumières ?
En France, les philosophes des Lumières luttaient contre une structure autocratique qui était à la fois celle de l’Eglise et de l’Etat. Je ne dirais pas que l’un et l’autre étaient nécessairement des alliés, mais que c’est ainsi ainsi qu’ils ont pu être perçus. C’est aussi l’interprétation qu’en a donnée Carl Schmitt, l’un des premiers à agiter la « querelle » de la sécularisation (pour reprendre l’expression de Jean-Claude Monod). Au début des années 1920, cet intellectuel catholique et conservateur allemand, juriste et philosophe, s’est fait le défenseur d’un pourvoir exécutif fort structurellement associé à la théologie catholique traditionnelle, en établissant une analogie entre la situation d’exception en politique et le miracle religieux.
De son point de vue, ses adversaires libéraux et démocrates étaient eux aussi marqués par une théologie politique implicite, reposant sur la croyance en un ordre universel rationnel universel. Aujourd’hui, Carl Schmitt est souvent évoqué dans les débats politiques, mais sa redécouverte en France est récente, comme l’est celle de Karl Löwith, d’Eric Voegelin, d’Erik Peterson ou de Hans Blumenberg, pour ne prendre que quelques exemples.
Pourquoi cet intérêt récent pour la théologie politique ?
A partir des années 1980 en France, les marxistes commencent eux aussi à lire et à s’inspirer de Carl Schmitt, dont la réception était jusqu’alors surtout cantonnée aux milieux catholiques et conservateurs. Antonio Negri ou Etienne Balibar, par exemple, ont été pour beaucoup dans le renouveau d’intérêt pour un penseur qui, ne l’oublions pas, dans les années 1930, a rejoint le parti nazi et a été pendant un moment un haut dignitaire du régime. On s’est rendu compte qu’on pouvait trouver un allié précieux en Carl Schmitt pour attaquer les « mythes » du libéralisme et ses stratégies d’automystification.
Du point de vue de la sécularisation, on retient surtout sa formule choc : « Tous les concepts prégnants de la pensée politique moderne sont des concepts théologiques sécularisés« . En disant cela, il prolonge la sociologie de Max Weber (pour qui l’esprit du capitalisme dérive de l’éthique ascétique protestante) à l’étude des doctrines politiques et de ses soubassements théologiques. Il reste que cette formule contient aussi un fort potentiel polémique sous-jacent: la modernité libérale et laïque n’a rien inventé, ses idéaux de laïcité, de rationalité juridique, de progrès moral de l’humanité, etc., ne sont pas neufs, elle n’a fait que recycler des concepts théologiques plus anciens, avec toute la perte de sens que cela implique. Bref, la « sortie de la religion« , pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet, ne serait qu’une illusion.
Depuis dix ans, on constate une crise de la laïcité dans son application stricte. Aujourd’hui, la tendance semble se confirmer, avec plusieurs positions récentes allant dans le sens d’une « conception plus ouverte de la laïcité » (comme le prônait le dernier avis de l’Observatoire de la laïcité du 19 novembre)…
Je pense effectivement qu’il faudrait aller vers plus de dialogue plutôt que de tenter de séparer hermétiquement la sphère publique et la sphère religieuse. Ce dialogue est favorisé dans le modèle anglo-saxon du sécularisme. Transposer les modèles d’un pays à l’autre pose sans doute de nombreuses difficultés liées à leurs histoires spécifiques, mais on pourrait tout au moins s’en inspirer et trouver des compromis.
On évoluerait donc vers le modèle anglo-saxon ?
Il serait bon de surmonter certaines crispations, et de prendre au sérieux la revendication persistante du religieux. Regardez par exemple l’attitude de rejet presque viscérale de nos hommes politiques français face au modèle communautariste, pourtant accepté dans d’autres pays, comme si les revendications des religions à s’exprimer dans l’espace public empiétaient sur le domaine réservé de l’Etat laïc, et comme si le religieux devait être limité à la sphère du privé.
Le politique a, en un sens, tout à gagner à se confronter au religieux. L’un des premiers à voir la différence entre notre système et le système américain a été Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, qu’il écrit entre 1835 et 1840. Il souligne qu’une démocratie libérale a besoin de se protéger contre la tendance du politique à se constituer en une religion de la démocratie ou de l’intérêt général. La démocratie doit s’entourer de garde-fous afin de ne pas se muer une tyrannie de la majorité : “En même temps que la loi permet au peuple américain de tout faire en démocratie, la religion l’empêche de tout concevoir et lui défend de tout oser”.
Ce rôle de garde-fou me semble très important. Aujourd’hui, où il y a une crise de confiance dans les institutions politiques, il devient nécessaire de relier la question du politique à la question des fins de l’homme et à celle de la « bonne société« , comme la nomme encore Sylvie Courtine-Denamy dans son ouvrage posthume. Ces garde-fous peuvent être la religion, le questionnement philosophique grâce en particulier à la sauvegarde des études classiques, ou encore l’art : le politique doit entrer en dialogue avec eux, et reconnaître par là qu’il n’a pas le dernier mot sur les questions les plus essentielles.
Quel pourrait être le modèle d’une laïcité alternative?
Dans tous les cas de figure, il est clair que l’on parle bien d’un Etat neutre, qui n’a pas à prendre parti pour l’une ou l’autre religion. Mais un Etat neutre, ce n’est pas un Etat qui voudrait lui-même se substituer aux religions. Par ailleurs, la crise actuelle n’est pas seulement une crise des vieilles religions monothéistes mais aussi une crise du libéralisme. Les citoyens ont souvent, à tort ou à raison, le sentiment que la société libérale n’a pas tenu ses promesses de justice, de paix, de prospérité, de bonheur. Elle se révèle au final incapable de se constituer en totalité éthique à même de prendre en charge les finalités de l’homme. Cette conscience de la finitude du politique est très importante dans le revival de la question théologico-politique.
Faut-il lire les fondamentalismes actuels comme un retour du refoulé pour avoir trop réprimé le religieux ?
Je ne crois pas que les religions joueront jamais le même rôle qu’autrefois. Je parle de garde-fou ou d’instance critique du politique : qu’on ait ou non « l’oreille religieuse« , pour reprendre l’expression de Jürgen Habermas, qui dit en être pour sa part privé, il est fondamental de se protéger contre certains excès du discours républicain et démocratique. Républicains et démocrates, nous le sommes tous, bien sûr. Pour autant, la République démocratique doit-elle capter toutes les énergies du citoyen au point de devenir un nouveau Dieu ? Opter pour le dialogue et l’intégration des religions, ce n’est pas être anti-libéral. C’est au contraire défendre le libéralisme, en faisant de l’Etat un instrument au service d’une communauté d’hommes et de femmes dont les aspirations intellectuelles et spirituelles se situent au-delà de la logique des intérêts égoïstes.