Dans leur documentaire L’Amour en cité, diffusé ce lundi 15 décembre sur France 4 à 23h25, Maïram Guissé et Ruddy Williams Kabuiku abordent la délicate question de comment s’aimer dans les quartiers. Ils répondent pour l’occasion à notre interview “J’ai craqué dans ma cité”.
Scoop: Les histoires d’amour au milieu des barres d’immeubles ressemblent à toutes les autres histoires d’amour. À quelques détails près. C’est à la fois cette évidence et cette subtilité qu’ont voulu montrer Maïram Guissé et Ruddy Williams Kabuiku, tous les deux âgés de 31 ans, à travers leur documentaire L’Amour en cité, diffusé ce lundi 15 décembre sur France 4. Évoquer l’universalité des sentiments en les passant au filtre d’une culture propre aux cités, c’est le pari réussi des deux réalisateurs, qui donnent la parole pendant 45 minutes à trois hommes et trois femmes ayant grandi, vécu et aimé dans leur quartier. Pudeur et humour sont les maîtres mots de ces six trentenaires qui nous racontent ce que c’est de tomber amoureux dans un univers qui laisse peu de place à toute démonstration d’affection.
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“Elles n’avaient aucun mal à raconter leurs histoires de cœur, alors que pour moi c’était impensable de parler de ça ouvertement.”
“L’idée de ce film est née de conversations avec plusieurs de mes collègues, se souvient Maïram Guissé, journaliste au Parisien. Je me rendais compte qu’elles n’avaient aucun mal à raconter leurs histoires de cœur, alors que pour moi c’était impensable de parler de ça ouvertement. Elles-mêmes étaient étonnées quand je leur disais que là où j’avais grandi, c’était tabou. J’ai compris que je tenais un sujet.” Il lui faudra plusieurs années entrecoupées de CDD, de voyages et de rencontres professionnelles pour faire aboutir le projet. Résultat: une coréalisation avec son vieux pote Ruddy Williams Kabuiku et une production signée Upian, qui y a cru immédiatement.
Le casting des témoins se fait plutôt facilement, même si “la plupart des gens de notre entourage nous ont dit non”, raconte Ruddy Williams Kabuiku. Le bouche-à-oreille fonctionne pourtant et les auteurs trouvent des profils intéressants à travers la France -“C’était important pour nous de montrer que les cités n’existent pas qu’en région parisienne et qu’elles ont toutes plus ou moins les mêmes problématiques”-, et surtout des personnes disposées à se confier.
“On voulait filmer dehors, car dehors, c’est chez eux.”
“Il y en a pour qui c’était un challenge, d’autres pour qui ça a été carrément thérapeutique, glisse Maïram Guissé. Comme on voulait filmer dehors, car dehors, c’est chez eux, on a tourné la plupart des entretiens à 7 heures du matin pour qu’il n’y ait personne autour. Du coup, il y avait toujours une atmosphère particulière.” À l’écran, Trésor, Jacky, Ali, Sofiane, Julie et Farah sont attachants, intelligents et surtout drôles, même quand ils abordent des thèmes graves comme l’homophobie ou le communautarisme. Et puisqu’il n’y a pas de raison qu’ils soient les seuls à parler, on a soumis Maïram Guissé et Ruddy Williams Kabuiku à notre interview “J’ai craqué dans ma cité”.
Aimer, kiffer… On dit comment dans une cité?
Ruddy Williams Kabuiku: On dit tout sauf “aimer”. (Rires.) On peut aller à fond dans l’hyperbole et dire de sa copine “c’est ma femme”, mais il y a des mots qu’on n’emploie jamais. Comme amour ou aimer.
Maïram Guissé: L’une de nos témoins, Jacky, nous a dit une fois “Je suis en mode I keep on falling”. J’aime bien.
Pour draguer, plutôt Facebook ou SMS?
MG: Peut-être qu’aujourd’hui, on utilise Facebook, mais pour notre génération, c’était différent, on se servait surtout des textos et du chat. Dans les échanges, on ne va jamais faire des déclarations, tout passe par la vanne, qui est une façon de montrer les choses de façon détournée.
RWK: L’important, c’est que ce soit discret, on ne va jamais draguer ouvertement dans la rue. D’ailleurs, quand un mec siffle une fille, c’est pour faire marrer les potes. Il sait très bien qu’elle ne va pas s’arrêter.
L’endroit idéal pour un premier rencard dans le quartier?
MG: Un endroit à l’abri des regards, il y en a toujours, même dans une cité. La discrétion est la règle d’or.
RWK: Souvent, les filles sortent avec des mecs d’autres quartiers pour éviter que tout le monde parle. Une cité, c’est un petit village, et si les gens sont au courant de ta relation, c’est forcément que c’est sérieux.
“On ne prétend pas avoir le mode d’emploi de l’amour dans les cités.”
Le truc à éviter absolument?
RWK: Se tenir la main. Il faut respecter la distance de sécurité! (Rires.)
MG: Il ne faut pas perdre de vue que, dans une cité, la majorité a été élevée dans des familles où l’on ne fait même pas la bise à ses parents. C’est tellement intériorisé par tout le monde que ça ne gêne personne de ne pas être dans la démonstration: quand tu n’as pas connu quelque chose, forcément ça ne te manque pas.
Et on couche le premier soir?
RWK : On ne prétend pas avoir le mode d’emploi de l’amour dans les cités, même si à cette question, la réponse est souvent non. Ce que notre film raconte, ce sont les histoires de nos témoins et notre ressenti, on n’a pas la prétention de parler au nom de toutes les cités. Mais on a choisi de ne pas aborder le sujet de la sexualité dans le film et c’est un parti pris assumé. Ce n’était déjà pas évident pour nos témoins de raconter leurs histoires persos alors parler de cul…
MG: Comme le dit Sofiane dans le film, il y a des choses qui doivent rester chez soi. On n’allait pas parler de sexe à l’écran alors qu’on n’en parle jamais dans la vie. Même entre copines, c’est rare qu’on le fasse, c’est trop personnel.
Au bout de combien de temps peut-on s’appeler “bébé”?
MG: Devant les potes, jamais! (Rires.) Il faut vraiment que la relation soit sérieuse pour ça, et encore. Ça reste un truc utilisé dans l’intimité.
Le mariage, ça vient vite sur le tapis quand on est amoureux?
RWK: Oui, assez rapidement quand il s’agit d’une relation sérieuse. Ce n’est pas considéré comme ringard, au contraire, c’est un engagement, la concrétisation de quelque chose.
MG: En tout cas, chez nos témoins, c’est toujours un choix, notamment chez les femmes. Elles sont indépendantes, elles s’assument, elles ne rasent pas les murs. Elles sont là.
“Notre génération est celle des enfants d’immigrés, qui vivent entre la culture française et celle de leur parents, et doivent composer avec ça.”
Sortir avec quelqu’un appartenant à une autre communauté, c’est possible?
RWK: Bien sûr, même si ce n’est pas toujours simple. La question du mélange et du métissage n’était pas un axe majeur de notre film, mais au fil des témoignages, elle l’est devenue. En tournant, on s’est rendu compte à quel point c’était une préoccupation récurrente. Nos témoins ont tous vécu avec cette peur de sortir de leur communauté, mais la plupart l’ont surmontée.
MG: Nos parents ne pouvaient même pas se marier avec quelqu’un venant d’un autre village, alors forcément, ils ont du mal à comprendre qu’on puisse vivre avec une personne d’un tout autre monde. Mais les choses évoluent. Notre génération est celle des enfants d’immigrés, qui vivent entre la culture française et celle de leurs parents, et doivent composer avec ça.
Parler de ces couples mixtes, c’est une façon de diffuser un message positif?
RWK: Nos témoins reconnaissent que c’est parfois difficile, mais que c’est possible de construire des couples mixtes. Ils ont le cul entre deux chaises, mais ils se lancent.
MG: Moi, je suis optimiste, et j’ai envie de montrer des exemples de réussite en cité, car ils ne sont pas des exceptions. Nous faisons partie de la génération Y, qui veut changer les choses et fait évoluer la société.
Propos recueillis par Myriam Levain
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