Considéré aux Etats-Unis comme un des plus grands penseurs de notre temps, peu connu en France, René Girard vient de s’éteindre. Son œuvre extrêmement ambitieuse mettait la violence et le désir au cœur de la société.
Nul n’est prophète en son pays, René Girard aura fait l’expérience de cette sentence classique. Très célèbre aux USA, où il a enseigné pendant des décennies à l’université californienne Stanford, son œuvre est peu connue en France bien qu’il ait été membre de l’Académie française depuis 2005.
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Né à Avignon en 1923, il a suivi les cours de l’École des Chartes et reçu son diplôme d’archiviste-paléographe en 1947. Mais dès les années 50, il part étudier aux Etats-Unis où il fera toute sa carrière et où il sera l’un des introducteurs de l’inévitable French Theory. En 1966, il fait venir à la Johns Hopkins University, Lucien Goldmann, Roland Barthes, Jacques Lacan et Jacques Derrida. On prétend qu’il affirmait ainsi avoir « apporté la peste aux Etats-Unis ». Il passera de longues années à Stanford, où il est décédé, et l’université californienne vient de lui rendre hommage par la voix de Cynthia Haven qui affirme qu’il était ”un des penseurs principaux de notre ère”.
Une œuvre atypique et controversée
René Girard est à l’origine d’une pensée extrêmement ambitieuse qui a le mérite de s’énoncer simplement : l’être humain est mû par “le désir d’imiter l’autre pour obtenir la même chose que lui, au besoin par la violence”. Il a décelé les prémices de sa construction dans les œuvres littéraires avant de s’intéresser à la mythologie puis à la pensée religieuse.
Il place cette ”violence mimétique”, comme en témoigne le titre d’un de ses ouvrages les plus célèbres La Violence et le sacré, au cœur de son système d’interprétation du social. Mais pour lui, la violence est aussi le premier et le plus efficace des systèmes à fabriquer de l’unanimité, et à fonder ainsi, dans la haine et l’expulsion de l’un de ses membres transformé en bouc émissaire, le premier groupe humain. Dans le même esprit, Freud, dans Totem et tabou, imagine le meurtre collectif par une bande d’anthropoïdes du mâle dominant, meurtre qui est à la fois à l’origine du complexe d’Œdipe et de la société.
C’est la comparaison qui déclenche le désir. C’est dans la littérature que Girard met d’abord au jour cette structure ternaire, où l’objet désiré n’inspire le désir que par la rivalité de ceux qui luttent entre eux pour l’obtenir. Etendant ce système qui voit s’affronter de plus en plus violemment des individus semblables, il propose une véritable anthropologie, fondée sur la violence et le sacrifice. La rivalité en se généralisant provoque la “crise mimétique”, une spirale de violence qui se propage comme une épidémie et ne se résout que par le sacrifice d’un des acteurs de la crise, le bouc émissaire.
En faisant l’unanimité contre elle, cette victime ramène la paix et son martyre permet à la fois la naissance du groupe et le protège du chaos des passions déchaînées et de l’envie. A l’origine de toute société, de toute religion, il y a le sacrifice d’un de ses membres, pour endiguer la violence intrinsèque à tout groupe humain.
Quand le bouc émissaire devient Dieu
Mais là où cette théorie a rencontré le plus d’adversaires, c’est dans la vision de plus en plus chrétienne que René Girard a adoptée au fil des années et de ses œuvres. Il affirme peu à peu que les religions juive puis chrétienne ont incarné une position unique dans l’histoire de l’humanité en prenant toujours le parti de cette victime sacrificielle. En choisissant toujours Abel contre Caïn, Joseph contre ses frères, la victime devient un personnage de plus en plus positif et les chrétiens ont même fini par faire de ce sacrifié Dieu lui-même en la personne de Jésus-Christ.
On imagine combien cette vision qui fait du christianisme le seul moyen de sauver le monde a pu être taxée “d’ethnocentriste”. Comme par hasard, la civilisation de l’Occident, dans laquelle était né René Girard, était la seule à avoir inventé le remède au cycle infernal de la violence mimétique. Face à cette vision prophétique, nombre d’anthropologues restaient sceptiques devant l’absence de preuves concrètes, ainsi Philippe Descola, en héritier de Lévi-Strauss, s’agaçait “qu’il se montre largement indifférent au savoir accumulé et aux données empiriques”.
Mais René Girard campait sur ses certitudes .“Vous n’êtes pas obligés de me croire”, lançait-il à ses détracteurs, qui remettaient en cause cette croyance que l’on désire toujours ce que l’autre désire. Parmi eux, un certain Michel Houellebecq qui affirmait : “Pour moi, c’est plus simple que ça : on désire ce qui est désirable. Un corps de jeune fille, c’est désirable en soi. J’observe d’ailleurs une relative invariabilité du corps désirable, malgré ce qu’on dit sur le sujet. Le 90-60-90 reste l’universel moteur du désir masculin.”
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