Dix ans après la mort de Patrick Swayze, Dirty Dancing continue d’être une référence pour celles qui ont été ados dans les années 80 et 90. Car derrière cette rom com à la BO mythique, se cachent plusieurs messages plus subtils qu’ils n’y paraissent.
Mettez le sujet Dirty Dancing sur la table d’un dîner de trentenaires ou de quadras et vous êtes sûre d’obtenir une majorité de fans hardcore ayant quelque part un t-shirt “On ne laisse pas Bébé dans un coin”, une minorité l’ayant vu trop tard sans avoir jamais compris l’intérêt de cette romance sur fond de mambo, sans oublier le quota d’hommes affublés d’une sœur dans les nineties, qui connaissent sans l’avoir toujours décidé les aventures de Bébé et Johnny, aka Jennifer Grey et Patrick Swayze. Patrick Swayze dont on célèbrera les 10 ans de la mort le 14 septembre prochain, eh oui déjà.
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Bébé, c’est donc la protagoniste de ce succès surprise sorti en 1987 en salles et dont le scénario est assez facile à résumer pour les rares personnes ayant traversé les années 90 sans jamais le regarder: une jeune fille de bonne famille passe son été dans un club de vacances et tombe amoureuse du prof de danse bad boy qui lui fait découvrir son corps sur des rythmes muy caliente. Clin d’œil appuyé. En effet, pas besoin d’être expert·e en danses latines pour comprendre que toutes ces danses collé-serré -qui sont les ancêtres de notre reggaeton actuel-, invitent directement au sexe. Ce qui, alerte spoiler, ne manquera pas d’arriver à nos deux héros que tout oppose et qui, pourtant, découvrent l’amour en même temps qu’ils vivent une passion torride en cet été 1963. Un contexte historique qui a son importance puisque le film mentionne dès son ouverture la guerre du Vietnam et les pays non-alignés. À cette époque, l’avortement est encore illégal, et va pourtant se retrouver au cœur de l’intrigue de Dirty Dancing, ce qui place de facto le film dans la catégorie féministe, tant le sujet est encore tabou 30 ans après sa sortie.
Un récit initiatique
Autant d’ingrédients qui offrent une lecture bien moins niaise qu’on pourrait le croire de cette rom com qui a marqué toutes les préados ayant vécu par procuration le dépucelage de Bébé en fantasmant le jour où elles rencontreraient elles aussi leur Johnny. Parce que, oui, Dirty Dancing, fait partie de ces films “de filles” qui ne verraient sans doute plus le jour aujourd’hui, et dont on peut légitimement se demander s’il n’entretient pas cette quête du prince charmant qui pousse les spectatrices hétéros devenues adultes à tout attendre d’un homme -et forcément, à être déçues. À moins que Bébé ne soit l’incarnation d’une femme assumant son désir et faisant fi du slut shaming? “Pour moi, ce film est iconique, avance Nelly Zagury, 31 ans, artiste plasticienne et autrice du recueil de poésie érotiques Songs of my Fantasy. C’était libérateur de pouvoir se projeter sur le modèle de Bébé, parce qu’elle passe de la jeune fille coincée dans les principes d’éducation de ses parents à une certaine rébellion par la danse, donc par la libération du corps et la sensualité pure. Le personnage évolue sous nos yeux, avec ses cheveux bouclés, ses manières gauches et ses ambivalences de petite fille qui a peur d’assumer d’être une femme. C’est la mère de Rihanna “good girl gone bad”.
© Splendor Films
En effet, Bébé ne se contente pas d’être coincée, elle n’est pas jolie. En tout cas pas au sens hollywoodien du terme, à une époque où la beauté est très normée, très blanche et très lisse. La comédienne Jennifer Grey est toute petite, a un gros nez et des cheveux bouclés. “Voir ce personnage a été fondateur car c’était pour moi le début de l’acceptation, poursuit Nelly Zagury, elle-même dotée d’une chevelure bouclée. On commençait à voir des physique plus exotiques, plus naturels, et derrière tout ça, il y avait une forme d’acceptation du féminin.” Un choix de casting qui ne doit rien au hasard. Eleanor Bergstein, la scénariste, s’est inspirée de sa propre histoire, celle d’une jeune fille juive new yorkaise passant ses vacances dans les villages de vacances des montagnes Catskill et enflammant les dancefloor de son déhanché.
“Si cette fille normale finit avec le beau gosse de service, vous avez le parfait conte de fées qui donne de l’espoir à tout le monde.”
Comme elle, la productrice du film Linda Gottlieb insistera pour que l’héroïne de 17 ans ressemble à celles qui la regarderont. “[L’équipe cherchait] une terrible bimbo blonde, confie-t-elle à Vanity Fair. Mais j’ai répondu qu’elle devait être imparfaite. Si cette fille normale finit avec le beau gosse de service, vous avez le parfait conte de fées qui donne de l’espoir à tout le monde.” Bingo! C’est précisément ce qu’en a retenu l’humoriste Virginie Guedj, 42 ans, qui a vu pour la première fois ce film à 16 ans. “Pour moi, Dirty Dancing, c’est la revanche des deuxièmes, des cadettes, c’est l’éclosion de la chenille en papillon. Au début du film, on voit l’aînée, grande brune, bien habillée, femme. La deuxième est garçon manqué, pas aboutie, elle a les cheveux en bataille. Et pourtant Johnny voit chez elle ce que personne ne voit. Je crois que le message m’a donné confiance, ça veut dire que c’est possible.”
Sauvée par un homme?
Si Bébé se fait remarquer par Johnny, ce n’est pas parce qu’elle est la plus belle, mais parce qu’elle est celle qui danse le mieux, qui assume son désir naissant, parce qu’elle n’a pas peur de s’opposer à ses parents et aux autres adultes qui veulent la peau de son amoureux. “La danse est évidemment une métaphore du sexe dans le film et il est très intéressant de voir la jeune fille en fleur se débarrasser de son corps virginal pour accéder à un corps sexué, analyse Alice Pfeiffer, chef de rubrique mode aux Inrocks spécialisée sur les questions du genre. Bébé dit fuck au patriarcat et se découvre grâce à la sexualité, elle repense toute son identité sous ce prisme-là. Le seul truc qui me gêne, c’est que la libération vient encore d’un homme.”
Un détail du scénario qui n’en est pas un et qui est le principal bémol du film, même pour les spectatrices les plus assidues. “La première fois que j’ai regardé Dirty Dancing, je devais avoir 8 ans, se souvient Adélaïde, 36 ans. Ma grande sœur avait laissé traîner la VHS, je l’ai regardée une première fois et je n’ai pas pu m’arrêter, j’ai rembobiné et enchaîné trois fois, j’ai dû le voir 100 fois par la suite, j’ai eu la cassette de la bande-son puis le CD, mais celui avec tous les morceaux, pas que les principaux. Ce film nous a montré qu’une ado pouvait avoir une opinion et une décision, mais je trouve que, comme Pretty Woman, il nous a plutôt embourbées dans la recherche du prince charmant qui nous aide à nous épanouir, notre pygmalion bad boy au grand cœur grâce à qui on devient femme et indépendante. Bébé ne devient pas femme et indépendante toute seule ni grâce à ses copines mais grâce à son mec.”
Une vision que partage Violaine Schutz, journaliste free lance (Jalouse, Elle, Tsugi). “Déjà, ce surnom, Bébé, est paternaliste. Elle se réalise grâce à un homme, et les valeurs qui sont véhiculées sont la famille, l’amour, etc… Si ça sortait aujourd’hui, on ne trouverait vraiment pas ça fantastique, je pense. Si on veut se refaire un film culte de la décennie, il vaut bien mieux revoir le superbe et plus moderne Point Break avec Patrick Swayze.”
“Je me fais la scène finale pour le plaisir de constater qu’après un travail acharné et des moments compliqués, l’amour est plus fort que tout.”
Soit, mais si Dirty Dancing a traversé le temps, ce n’est certainement pas grâce à l’histoire d’amour ni à la qualité des dialogues -dont la version française a été volontairement caricaturée par les doubleurs de l’époque qui prenaient des libertés sur les séries B aujourd’hui inenvisageables. Ce sont bien les scènes de danse, osées même pour les années 80, qui l’ont fait entrer dans l’histoire. “Dirty Dancing arrive forcément dans les top 10 des films de danse, confirme Claudine Colozzi, autrice de L’Encyclo de la danse. Ce sont vraiment les acteurs qui dansent, Jennifer Grey a dû tout apprendre pour le rôle, et il y a d’ailleurs un parallèle avec son personnage dans le film, qui galère, parce que ces danses de couple sont difficiles. Aujourd’hui, on les redécouvre grâce à Danse avec les stars, mais il ne faut pas oublier que Dirty Dancing a déringardisé le mambo en le faisant danser par des jeunes, de façon extrêmement sensuelle. Le film était en avance sur le boom de la salsa et des danses latines de la fin des années 90, qui n’ont pas disparu depuis.”
L’émancipation par le travail
L’acharnement de Bébé à progresser est certainement l’un des aspects les plus actuels du film et mériterait sans doute d’être cité en exemple dans toutes les conférences sur la carrière des femmes et l’autocensure au féminin. Rien n’est gagné pour elle, mais elle surmonte ses peurs face à l’obstacle, et sa détermination à réussir lui permettra de gravir la montagne mambo, et accessoirement la montagne Patrick Swayze. Un message qu’aime à se rappeler Adélaïde. “J’ai eu beaucoup de mal à revoir ce film pendant des années tellement je le connaissais par cœur, mais depuis quatre ou cinq ans, parfois je me fais la scène finale pour le plaisir de constater qu’après un travail acharné et des moments compliqués, l’amour est plus fort que tout.”
Pour Alice Pfeiffer, ce qui fait la modernité de Dirty Dancing, c’est aussi le discours de classe qui sous-tend l’intrigue. Au-delà de l’émancipation d’une femme, elle y voit la critique d’un patronat pas tendre, d’une bourgeoisie aveugle, mais l’idylle des protagonistes rend possible la rencontre entre des milieux qui ne se côtoient pas. “Dirty Dancing dénonce le mépris de classe, et en cela je trouve que le dialogue entre Bébé et sa famille est la partie la plus intéressante. À quelle norme répond-elle? Celle de la féminité ou celle de la bourgeoisie? Patrick Swayze incarne quelqu’un de plus épanoui, dont le corps est en mouvement, et qui gravite dans la sphère artistique. Oui, le film repose sur des clichés problématiques associés à la débauche, la sueur, une forme de fantasme de la classe ouvrière. Mais il raconte l’histoire d’une émancipation qui passe par le corps. Rien que le mot ‘dirty’ dans le titre renvoie à l’idée de femme impure, mais que Bébé va revendiquer comme une force, elle se réapproprie le slut shaming.”
Une référence générationnelle
Pour la scénariste Flora Desprats-Colonna, il ne fait aucun doute que ce film est une référence cinématographique et qu’il a influencé et politisé son travail. “Pour moi, Dirty Dancing restera associé à mon premier cours de scénario, raconte-t-elle. J’ai déjà 28 ans, je connais le film par cœur. Le prof nous demande de choisir un bon film qu’on connaît bien pour expliquer l’évolution des personnages, les sous-intrigues, les turning points etc… Je pense d’abord à Amadeus, Le Septième Sceau, Le Mépris. Puis non, merde, ce sera Dirty Dancing. Je passe trois jours dans mon coin à faire tous les exercices puis arrive le dernier jour où l’on doit faire l’analyse du film devant les autres. En effet, la selecta était plus Amadeus, Sur la route de Madison, bref des trucs un peu chic… Mais j’ai réussi à convaincre mon prof et les élèves grâce à ma parfaite connaissance des dialogues et des mouvements de danse de Dirty Dancing.”
“Dirty Dancing place les femmes et l’entraide féminine au centre de tout.”
En attendant la réhabilitation des cinéphiles et la projection du film au Women’s Forum, nul doute que les fines connaisseuses de Dirty Dancing, qui ont grandi à une époque où Netflix n’existait pas et où on regardait jusqu’à l’usure ses cassettes vidéo, en ont fait pour la plupart une référence dans leur vie de tous les jours et dans la construction de leur féminité. “Le film ne se revendique pas féministe, mais il fait mieux que ça, il place les femmes et l’entraide féminine au centre de tout, décrypte Camille, 37 ans. Et puis Bébé dit qu’elle veut voyager et explorer le monde avant tout, même le happy end est ouvert et n’entrave pas sa liberté, alors, oui, ce film a fait de moi une femme féministe.”
La scène finale est d’ailleurs atypique puisqu’on y voit un héros doté de tous les attributs de la masculinité classique rendre hommage à une femme, mineure qui plus est, dont il dit publiquement qu’elle lui a donné une leçon de vie sur le courage et la libre parole. Le pygmalion n’est peut-être pas celui que l’on croit, il est peut-être même un peu loser, et le célébrissime porté que l’on voit à l’écran quelques minutes plus tard est probablement à réinterpréter. “On ne sait pas qui apprend le plus chez l’autre, et en ça, Dirty Dancing offre un message féministe, conclut Alice Pfeiffer. Bébé repartira de ses vacances enrichie, et Johnny aussi. On ne sait pas s’ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants car le film ne s’achève pas sur une scène où il lui passe la bague au doigt, on voit juste une fille évoluer et ne pas reproduire le schéma de ses parents.” Une fille à laquelle on peut s’identifier et qui donne envie d’apprendre à danser. Rien que pour ça, on ne remerciera jamais assez Bébé.
Myriam Levain
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