À la tête de Désirée, premier café-fleuriste de Paris à ne travailler que des fleurs françaises et de saison, Mathilde Bignon et Audrey Venant, 33 et 34 ans, prônent une vision de la fleur libre et engagée. Rencontre avec ces deux jeunes femmes qui veulent faire bouger les lignes de l’horticulture française et racontent leur aventure dans un livre, co-écrit avec l’horticultrice urbaine Masami Charlotte Lavault.
Après l’annonce du second confinement, il a fallu tout repenser chez Désirée, à nouveau. Lors du premier confinement était déjà né un site Internet, ainsi qu’une initiative en faveur des personnes âgées, l’opération Les Fleurs du bien, du muguet pour nos aînés. Cette fois-ci, Mathilde Bignon, Audrey Venant et leurs équipes -qui ont deux adresses à Paris, dans le 11ème et le 19ème- ont lancé un panier à emporter, composé de légumes de la ferme des Trois Parcelles, d’une bouteille de vin et de fleurs, pour aider les maraîcher·e·s à écouler leurs productions, malgré la fermeture des restaurants, leurs principaux clients. Entre deux préparations de bouquets à livrer, elles ont répondu à nos questions, alors qu’elles viennent de fêter leur troisième anniversaire, le 11 novembre, et de publier un livre à cette occasion.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Comment se passe ce second confinement pour vous et vos producteur·rice·s?
Mathilde Bignon: Quand on plante une fleur en septembre, elle arrive en novembre et on ne peut pas la décaler parce que les fleuristes sont fermé·e·s. Nous, on peut arrêter de vendre, mais les producteur·rice·s doivent continuer à cueillir pour récupérer leurs terres et replanter. Finalement, on aurait préféré que les supermarchés restent ouverts. Près des bassins de production, nombreuses sont les personnes qui travaillent en direct avec les producteur·rice·s.
Comment est né Désirée?
MB: On s’est rencontrées il y a dix ans lorsqu’on était acheteuses de fromages pour la restauration. On est entrées en stage la même semaine dans l’entreprise dont on est sorties 5 ans plus tard ensemble, avec un projet commun. On s’est passionnées pour les filières, voir comment les choses sont produites et arrivent à nous, que ce soit dans nos assiettes ou dans notre maison.
Audrey Venant: Mathilde aimait les fleurs depuis toujours, et en en discutant, on s’est demandé d’où venaient les fleurs. Désirée est un projet humain, bien plus que du simple référencement de petits producteurs: on aime visiter, rencontrer, former.
“C’est un métier difficile. On est dans le froid en permanence, on travaille les jours fériés.”
Pouvez-vous dresser un portrait du marché de la fleur aujourd’hui?
MB: Seulement 15% des fleurs vendues en France sont produites en France. Quand vous achetez des fruits et légumes, leur provenance doit obligatoirement être indiquée, ce qui n’est pas le cas pour les fleurs. Aucune législation n’est mise en place, les grossistes doivent seulement, depuis peu, préciser la provenance aux fleuristes. Le consommateur ou la consommatrice peuvent être totalement perdu·e·s. On pense souvent à la Hollande, mais en réalité, la production est très mondialisée, beaucoup de fleurs sont cultivées sous la ligne de l’Equateur. Par exemple, 60% des roses vendues en France viennent du Kenya.Il y a un autre problème: on désaisonnalise la fleur, notamment en Hollande, où on produit des fleurs sous serres chauffées éclairées, ce qui est très consommateur en énergie. La fleur est aussi un produit extrêmement traité, pour que ce soit beau. Tout ce qu’on a découvert nous a fait froid dans le dos: c’est une industrie qui a une influence forte sur les personnes qui la travaillent et l’environnement.
Quelle est votre ambition en tant que fleuristes?
MB: La bonne nouvelle, c’est qu’on a aussi découvert des bassins de production historiques en France, notamment en Île-de-France et dans le Var, en Bretagne aussi. On arrive donc à faire des fleurs françaises toute l’année, sans mettre le pied dehors. Après ce n’est pas une religion de ne faire que du français, parce que des Hollandais rachètent des terrains en France pour faire des cultures qui ne créent aucun emploi et sont bourrées de pesticides. Ce n’est pas parce que c’est local que c’est bien, c’est pour ça que l’on visite toutes les exploitations avec lesquelles on travaille.
AV: On s’est aussi rendu compte qu’il fallait parler pénibilité. Beaucoup de clients nous disent “j’aimerais beaucoup faire ce que tu fais”, mais c’est un métier difficile. On est dans le froid en permanence, on travaille les jours fériés…
“La majorité des fleuristes sont des femmes.”
Vous portez aussi des projets féministes pour le secteur?
MB: On parle d’un métier qui d’ordinaire est rémunéré pour les hommes et pas payé pour les femmes. Faire des gâteaux, pour madame c’est le dimanche à la maison, pendant que monsieur est un pâtissier renommé. Les grands noms de la fleuristerie parisienne étaient aussi toujours des hommes. On veut montrer que c’est un métier qui peut s’exercer de manière non-genrée, et productive pour tous les gens de la filière. On peut avoir une activité sérieuse sans y plaquer l’étiquette “truc de nanas”.
AV: La majorité des fleuristes sont des femmes, et 60% des entreprises de fleuristes sont unipersonnelles. C’est un métier difficile où l’on est souvent seul·e. Quasiment 20% des fleuristes ont fermé depuis le début de l’année.
Pourquoi avoir voulu créer une entreprise sociale et solidaire?
AV: Ce qui est important pour nous, c’est d’essayer de préserver des savoir-faire, des emplois, de créer des liens entre les territoires et de participer à la protection d’un public en difficulté, celui de l’horticulture. On a perdu 40% des horticulteur·rice·s français·e·s entre 2005 et 2015.
MB: Nos objectifs sont le partage, la distribution et la transmission. Ne nous voilons pas la face: demain, tou·te·s les fleuristes ne pourront pas vendre de la fleur française de saison. Nous, on a le beau rôle, à Paris, on est proches d’un bassin de production et on a Rungis. Il y a un vrai enjeu de maillage du territoire pour que la marchandise circule plus, et que celles et ceux qui s’installent le fassent avec une vision moins poétique et plus réaliste du métier. On est en train de monter une formation avec l’un de nos producteurs dont on parle dans le livre, Fleurs d’Halage, qui s’appelle Fleuriculteurs, et s’adresse aux publics éloignés de l’emploi, qu’on formera, de la production à la commercialisation, avec Masami Charlotte Lavault. Les premières sessions auront lieu en 2021.
Propos recueillis par Delphine Le Feuvre
{"type":"Banniere-Basse"}