Durant quatre ans, Louise Brévins s’est prostituée à Paris pour échapper à la précarité financière dans laquelle elle et sa fille se trouvaient. 800 clients plus tard, elle en a tiré une conclusion qui a donné son nom à un livre percutant, “Pute n’est pas un projet d’avenir”. Portrait.
Au bout du fil, la voix souriante et le débit de paroles fulgurant de Louise Brévins ne surprennent pas. Ils sont à l’image de l’écriture à la fois directe, crue, insolente et souvent drôle que l’on retrouve dans son récit autobiographique au titre accrocheur –Pute n’est pas un projet d’avenir (Éd. Grasset)– et au goût joyeux de revanche. Pendant quatre années, Louise Brévins a tenu “un rôle” et n’a jamais pu dire ce qu’elle ressentait: “J’ai écrit pour mes clients, pour leur dire ce que je pensais vraiment d’eux et de leurs histoires de queues, et aussi pour me rendre à moi-même, c’était presque médical”, précise-t-elle. N’y cherchez cependant aucune ranœur, vous n’en trouverez pas car la trentenaire au tempérament énergique ne s’embarrasse pas de ce genre de sentiment.
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De 2018 à 2022, Louise Brévins -c’est un pseudo qu’elle a choisi à la va-vite: “J’aurais pu réfléchir à un nom plus classe”, pense-t-elle après coup- s’est prostituée pour se dérober à la précarité grandissante dans laquelle elle et sa fille étaient en train de sombrer doucement mais sûrement. En lisant ces lignes, elle doit sans doute grimacer car Louise Brévins n’aime pas le mot ‘prostituée’: “C’est pour les culs-bénits, les politiques et les journalistes.” Elle lui préfère le mot “pute” qui “a l’avantage d’être plus honnête, plus dense, plus percutant. Et je n’avais pas envie d’enjoliver la réalité.” La réalité, puisqu’on en parle, est la suivante: devenue mère à 19 ans après un déni partiel de grossesse qui a exclu d’emblée la possibilité d’une IVG, cette étudiante en droit, alors boursière et locataire d’un petit studio parisien, a vu rapidement le géniteur se faire la malle et la galère débouler.
Pendant six années, la jeune femme, issue de la classe moyenne, vit sur le fil du rasoir, enchaîne les boulots de jour, de nuit et jongle difficilement entre ses obligations parentales et salariales qui la laissent exsangue et angoissée par l’avenir. Jusqu’à cette invasion de punaises de lit qui la force à quitter son appartement parisien durant plusieurs mois et gonfle son découvert bancaire, faisant ainsi basculer son équilibre précaire en situation inextricable. Ses parents, son frère, ses ami·es, personne n’est en mesure de l’aider financièrement. “Entre deux maux, j’ai choisi le moindre, raconte-t-elle, plus je m’enfonçais dans la précarité avec ma gamine, plus je voyais l’effet que ça pouvait avoir sur elle et ça me foutait la trouille.” Le seul moment pendant lequel la voix enjouée de Louise Brévins flanche durant l’interview, c’est justement quand elle évoque ce Noël où elle disposait seulement d’une vingtaine d’euros pour les cadeaux de sa fille: “Je ne voulais pas qu’elle grandisse avec une mère qui n’arrivait pas à joindre les deux bouts, je voulais pouvoir lui offrir des vacances et tout ce qu’elle méritait.” Une amie lui parle alors d’un site de “rencontres hétérosexuelles” tarifées. “Trois lignes de présentation, deux clics, une photo floue. Maintenant que j’y pense, devenir pute est encore plus facile que de se créer un profil sur Facebook. […] Ça fonctionne comme Tinder, sauf qu’on choisit pas ses matchs et qu’on est payée à la fin”, écrit Louise Brévins.
C’est de cette façon que la jeune femme, âgée de 26 ans à l’époque, commence à se prostituer. Elle tient d’ailleurs à préciser lors de notre entretien que “les putes dont [elle] parle, ce ne sont pas celles embrigadées dans des réseaux de proxénétisme qui ne font pas ça de leur plein gré mais des girls next door comme moi.” Et de poursuivre son récit: “Au début, j’étais pute pure, c’est-à-dire que je couchais, et après je suis passée semi-pute, j’ai été masseuse naturiste pendant quasiment quatre ans ”, explique-t-elle. C’est la rencontre, moins de deux mois après avoir commencé, avec l’un de ses clients, qui est depuis devenu son compagnon, qui a déterminé ce choix: des heures de discussion ont été nécessaires entre les deux amoureux pour trouver “un compromis”, le massage naturiste. A posteriori, Louise Brévins est persuadée que c’est “ce cadre qui [lui] a permis de durer aussi longtemps” et ne pas “être à la merci de tous les fantasmes”. C’est de cette façon qu’est née Alma, masseuse sensuelle à 120 euros de l’heure.
En quatre ans, Alma a vu défiler 800 clients: “J’ai vu plus de queues qu’il n’en faut pour faire un Paris-Marseille en passant par les petites routes”, consigne un brin cynique Louise Brévins dans son livre. À celles et ceux qui lui parlent d’argent facile, elle oppose “un job qui nécessite une organisation au cordeau: on peut bien appeler ça comme on veut mais une masseuse gère un business, comptabilité comprise, en déclarant ses revenus sous le statut d’auto-entrepreneur”. Sans parler du fait que “tout le monde ne passe pas ses soirées sous l’eau chaude à se gommer la peau jusqu’à la faire rougir, uniquement pour pouvoir se coucher avec la sensation d’avoir récupéré son corps.”
Alma reçoit ses clients chez elle ou se rend à leur domicile. Dans Pute n’est pas un projet d’avenir, elle consacre à ces hommes plusieurs chapitres qui valent le détour tant pour la réalité crue qu’ils décrivent que pour leur écriture tranchante et facétieuse. Du “romantico-pervers” au “casse-couilles” en passant par celui dont le mail nécessite de s’équiper d’un lexique du travail du sexe (”TBM, je suis plutôt WF genre PSE mais aujourd’hui j’aimerais quelque chose de plus calme type GFE”, on vous laisse décrypter le message), Louise Brévins a vu passer “dans la puterie, le même pourcentage d’hommes cons ou sensibles que dans le reste de la population”. Elle se rappelle de celui qui était persuadé qu’elle allait tomber amoureuse de lui, de celui qui lui a adressé plusieurs lettres manuscrites signées de son “Membre Érectile”, de celui qui la fantasmait vêtue d’un ciré jaune ou encore de celui qui tenait absolument à ce qu’elle couche avec son chien en échange de 800 euros (“Il a 5 ans, il est très propre, c’est un Golden Retriever”), invitation qu’elle a dû décliner à quatre reprises. Et ce qui l’a particulièrement marquée, ce n’est pas tant d’être entrée “dans la cour des miracles”, mais “c’est le nombre de demandes” qu’elle a réceptionnées: “Je recevais entre 300 et 500 mails chaque semaine, indique-t-elle. Au début, je pensais que c’était parce que j’étais nouvelle mais ce nombre n’a jamais été décroissant en quatre ans, et pourtant je n’étais pas la seule à proposer mes services sur cette plateforme…”
Louise Brévins a arrêté de se prostituer il y a environ un an. Des plaques rouges avaient commencé à envahir son corps. “J’ai commencé à faire des problèmes d’eczema, je somatisais en fait, gérer les fantasmes des uns et des autres me minait car je faisais souvent face à ce que la sexualité peut avoir de plus laid… C’était une forme de burn out: le burn out de la pute.” Si la trentenaire savait qu’en commençant, elle ne ferait pas ça toute sa vie, elle ne pensait toutefois pas que ça durerait aussi longtemps. “C’est très dur de sortir de la puterie, même quand tu y es allée de ton plein gré, lâche-t-elle, on s’habitue à la thune, j’en avais emmagasiné suffisamment pour me mettre en sécurité mais j’avais quand même peur de retomber dans la précarité.” Le besoin de “récupérer” son corps est plus fort: “Je suis très écolo, adepte des médecines douces et du sport, ça me posait un vrai problème de me dire que je ne respectais pas mon corps.”
Si c’était à refaire, Louise Brévins le referait pourtant sans hésiter: “Je n’avais pas d’autre choix, c’était le bon à faire et le seul à faire à ce moment-là. Ça m’a permis d’élever ma fille dignement et de monter ma boîte”, assure celle qui est désormais artiste plasticienne et dispose de son propre atelier. Elle “transforme beaucoup de choses” mais n’en dira plus par peur que ses client·es d’aujourd’hui la reconnaissent. Lorsqu’elle repense à cette période de sa vie, le sentiment qui prédomine est -“Ça ne va pas vous plaire”, prévient-elle- “la sérénité”: “C’est terrible à dire et ce n’est en aucun cas de l’incitation à la prostitution, mais j’avais quitté la précarité, je savais, vu la demande, que j’aurai toujours du boulot, de l’argent, que je ne manquerai de rien et ma gamine non plus.” Pour autant, Louise Brévins est intimement convaincue que la prostitution ne peut être qu’un “trait d’union”: “Pute n’est valable que sous deux conditions: un, c’est une question de survie, deux, c’est au service d’un plan.” Deux règles essentielles qu’elle n’a jamais perdues de vue.
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