L’ancienne militante et désormais universitaire Fania Noël signe, avec “Et Maintenant le pouvoir”, l’un des premiers essais politiques afroféministes en France
C’est à la faveur de la pandémie que Fania Noël s’est lancée dans l’écriture de Et Maintenant le pouvoir – un horizon politique afroféministe (Ed. Cambourakis). Coincée en France en mars 2020, celle qui résidait alors en Haïti et s’apprêtait à déménager aux Etats-Unis a eu le temps de concevoir cet essai afroféministe radical et exigeant, où elle partage sa réflexion sur les femmes noires en tant que sujet politique, et qui marque son passage du militantisme à l’académisme. Membre du collectif Mwasi, cofondatrice de la revue AssiégéÉs, co-organisatrice d’un camp d’été décolonial en 2016, Fania Noël a laissé derrière elle ces différentes organisations pour se consacrer à un PhD en sociologie à la New School For Social Research de New York. De là-bas, elle nous raconte sur Zoom la genèse de cet ouvrage important -l’un des premiers essais politiques afroféministes publiés en France-, et nous en explique les fondements, tout en invoquant son goût pour la sémantique et la science-fiction.
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Ton livre débute par une anecdote qui met en exergue les notions de bienveillance et de sororité. Pourquoi avoir voulu les introduire aussi tôt dans l’ouvrage et en quoi sont-elles avant tout des notions politiques ?
Fania Noël – Je voulais dire à travers cela que la sororité, ce n’est pas juste le fait d’aimer être ensemble; c’est quelque chose -comme bell hooks le dit au sujet de l’amour-, qu’il faudrait sortir de la question du sentimentalisme et mettre dans la question du politique. En faisant cela, on évite de faire tout voler en éclats au moindre conflit. Car la question politique pense aussi le conflit, le désaccord, les situations de frustration et permet d’évaluer les rapports de pouvoir qui traversent les groupes -le mot “sororité” peut aussi être une façon d’effacer les rapports de domination, c’est aussi un cache-misère. Ce qui est ancré dans le domaine du politique a une définition d’objectifs. Là, la sororité sert à se protéger quand on vit de la violence, à avoir un regard extérieur, à souffler, à s’organiser et évidemment à se sentir bien, mais cela n’est que le résultat de toutes les possibilités précédentes.
Tu écris que la quête de pouvoir est “une ambition perçue comme inattendue venant des femmes noires”. Qu’entends-tu par là ?
Que dans les organisations, on attend des femmes noires qu’elles soient là pour pousser dans le sens de la radicalité, mais pas pour produire ce qui va changer la réalité sociale. C’est comme si on représentait pour les mouvements une injonction à l’inclusivité, mais pas une proposition politique. Les mouvements nous consultent pour s’assurer de n’être pas problématiques, et ça s’arrête là.
Selon toi, le concept d’intersectionnalité (NDLR: proposé par l’universitaire afroféministe américaine Kimberlé Crenshaw pour parler spécifiquement de l’intersection entre le sexisme et le racisme subis par les femmes afro-américaines), qui a beaucoup circulé ces dernières années, a été vidé de sa dimension raciale par des organisations majoritairement blanches. Comment cela s’est-il produit?
Vers 2015, les mouvements féministes se sont mis à utiliser le terme “intersectionnel” pour dire qu’ils n’étaient pas racistes. Mais comme leurs organisations sont composées en majorité de personnes blanches, leur intersectionnalité s’est basée sur la convergence d’autres luttes, comme le fait d’être une femme et d’être lesbienne par exemple. C’est dans un mouvement assez libéral de réductionnisme identitaire et de performance de position, qu’”intersectionnel” est devenu la version moderne pour parler d’inclusivité et de convergence des luttes.
Tu dates l’émergence de l’afroféminisme en France au début des années 2010, via les réseaux sociaux. Dix ans plus tard, le mouvement continue-t-il de prendre de l’ampleur et de gagner en visibilité?
Je pense que les personnes qui se définissent afroféministes ont gagné en visibilité et par conséquent le mouvement aussi, un peu, par ricochets. Mais le mouvement a surtout gagné en force politique. Les organisations sont beaucoup mieux outillées, leurs analyses sont beaucoup plus pointues. Il y a aussi un vrai travail à l’international et les rapprochements sont nombreux, notamment avec les organisations belges ou canadiennes. Cette mise en réseau est même l’une des plus belles réussites du mouvement. On est sorties du provincialisme français, ce qui est un tour de force.
Tes positions révolutionnaires, anti-racistes, anti-classistes et anti-sexistes, ainsi que l’utilisation d’un champ lexical de l’utopie et du “faire advenir”, font écho aux théories écoféministes. Afroféminisme et écoféminisme semblent pourtant toujours constituer deux mondes parallèles…
Les deux mondes se croisent. Il y a plein d’afroécoféministes, surtout en Caraïbes, aux Etats-Unis, en Afrique, en Amérique latine. La philosophe caribéenne Sylvia Wynter est d’ailleurs l’une des premières à penser cette question de la race et de l’extraction comme quelque chose qu’on peut mettre en miroir. Il existe un type de féminisme noir qui s’intéresse à ces questions depuis longtemps. En France et en Europe, ce n’est pas celui que l’on connaît le plus car les enjeux y sont davantage portés sur la question du travail ou de la misogynoir par exemple. En Guadeloupe et Martinique en revanche, les féministes ont investi la question de l’écologie, notamment à travers la lutte contre le Chlordécone.
Parmi les candidat·es à la présidentielle, certain·es prennent-ils en considération les revendications afroféministes?
Je pense que le NPA et même La France Insoumise, notamment grâce à Danielle Obono, oui. Je connais des afroféministes qui font partie de ces organisations. Il y a donc forcément des idées qui infusent. Et je sais que nous sommes aussi régulièrement invitées lors des universités d’été. On existe pour ces organisations, il y a bien une conversation.
Dans ton livre, tu convoques de nombreuses références à la pop culture et écris notamment que dans le cinéma étatsunien, “les noirs sont souvent incarnés par Will Smith”. Que t’a inspirée la séquence de la gifle aux Oscars et la façon dont elle a été commentée ?
On a vu dans les commentaires que peu de gens sont équipés pour avoir une conversation complexe. Entre ceux qui ne voient pas du tout le problème de misogynoir de la blague de Chris Rock, ceux qui pensent qu’une gifle est la pire des violences et que tout doit se régler par la parole et la justice, et ceux qui ne voient pas que Will Smith ne défend pas toutes les femmes noires mais seulement la sienne, qui correspond à certains canons de beauté… Et puis on parle aussi ici de violence entre noirs millionaires, dans un espace rempli de millionaires : donc on parle de classe, de race, de genre, de colorisme. Il y a tellement de couches à décortiquer qu’il faut être outillé·e. La réponse ne peut pas être aussi simpliste que “il a eu raison” ou “il a eu tort”.
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