Avec son “Manifeste pour une démocratie déviante”, l’auteurice et journaliste Costanza Spina propose une réponse queer au fascisme qui infuse notre société.
Journaliste, cofondateurice du média queer Manifesto XXI, Costanza Spina inaugure les éditions trouble, lancées par l’équipe de la revue Censored. Avec ce Manifeste pour une démocratie déviante, premier livre à être publié par la jeune maison, l’auteurice né·e en Italie interroge la vivacité de l’héritage fasciste dans nos démocraties et propose des pistes pour y répondre avec une perspective queer et romantique. Construit en deux parties, dont la première rappelle les lignes de la doctrine portée par Mussolini dès les années 20 et met en lumière ses relents dans nos démocraties contemporaines, et dont la seconde invente des réponses concrètes, intimes et spirituelles pour la contrecarrer, ce livre invite autant à regarder le monde droit dans les yeux qu’à cultiver la plus assumée des utopies.
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Comment ton expérience de queer et ta relation au fascisme italien cohabitent-elles?
Je suis né·e en Sicile en 1992. Ces années-là ont marqué la fin des guerres de mafia et l’avènement du berlusconisme. L’Italie était alors plongée dans une crise culturelle profonde où les idées les plus misérables de la droite ont commencé à s’affirmer et se banaliser. Moi, je me découvrais en tant qu’enfant queer, c’était terrible et extrêmement cruel. Le climat était similaire à celui qu’il y a pu avoir en France avec la Manif pour tous. On sentait comme une chape de plomb sur la population, qui était endormie par les médias de Berlusconi, un peu comme dans un Big Brother très à droite. Récemment, quand des figures comme Giorgia Meloni ont commencé à émerger, je me suis demandé si le fascisme avait réellement pris fin avec la Seconde Guerre mondiale. Je me suis aperçue que beaucoup d’historien·nes défendaient la thèse selon laquelle le fascisme ne s’était jamais arrêté.
Qu’as-tu pensé du traitement médiatique de la mort de Berlusconi?
Le problème avec l’Italie, depuis Mussolini, c’est que pour une étrange raison on ridiculise tout ce qu’il se passe dans notre pays. Mais l’Italie, c’est quand même le laboratoire du nazisme et du fascisme, il ne faut jamais l’oublier. Ce n’est donc pas une bonne idée de ridiculiser systématiquement la politique italienne. Le monde l’a beaucoup fait avec Berlusconi, qui est resté au pouvoir pendant 20 ans, et qui est l’ancêtre de Trump. Berlusconi a créé Sarkozy, Trump, et même un peu Poutine je dirais. C’est un génie politique du mal. Je suis absolument contre les articles qui ridiculisent Berlusconi et qui ne voient pas le monstre derrière le “bunga bunga”.
En quoi le fascime est-il selon toi “la forme politique la plus aboutie du patriarcat”?
En regardant les rouages du patriarcat, on se rend compte que c’est un système dans lequel l’individu n’est pas. Il ou elle appartient au chef ou à la cheffe. Et puis c’est un système basé sur la violence, la punition. Et donc quand on y pense, les deux formes contemporaines les plus abouties qui s’inscrivent dans une logique patriarcale poussée à l’extrême, ce sont le fascisme et la mafia. En tant que féministe, il me semble que s’intéresser au fascisme est complètement nécessaire parce qu’aujourd’hui, le patriarcat en prend le chemin. En buvant une bière cul sec avec le Stade Toulousain, Macron veut nous dire qu’il est le chef, qu’il est un vrai mec. Même si je n’irai pas jusqu’à dire que c’est du fascisme, on peut se demander ce que cela signifie, vers quel régime politique il veut nous pousser.
Que penses-tu de l’accueil réservé à Giorgia Meloni par Emmanuel Macron, qui l’a récemment reçue à l’Elysée?
Je crois qu’il y a eu plusieurs accrochages entre eux mais je crois aussi que lorsque Macron se targue de ne pas être ami avec les leaders d’extrême droite, c’est de la pure hypocrisie. Il a complètement ouvert la voie à l’extrême droite française, notamment par le biais de figures comme son ancien ministre Jean-Michel Blanquer, qui a déclaré une guerre aux minorités dans les universités avec sa croisade “anti-wokiste”.
Lorsque le fascisme gagne du terrain, quelle menace pèse directement sur les personnes queers?
Une menace de vie et de mort. C’est ce que Judith Butler appelle “les vies mutilées” dans son essai Défaire le genre. Ce sont toutes ces vies qui, dans une démocratie, ne sont pas reconnues en tant qu’humaines. Elle parlait des personnes transgenres mais aujourd’hui, on pourrait ouvrir cela aux migrant·es, aux queers. Le fascisme sort du champ de l’humain tout une série de vies. On perd nos droits civiques, on sort de l’État de droit: on n’est pas juste des marginaux, mais des boucs émissaires. C’est donc un danger de persécution et d’annihilation.
Tu écris que “Fratelli d’Italia [Ndlr: le parti au pouvoir en Italie] prône une politique nataliste de soutien à la famille italienne traditionnelle similaire à celle voulue par Mussolini dans les années 30, basé sur la soumission et l’enfermement des femmes”. Pour les femmes, c’est cela la perspective dans un régime fasciste?
Totalement. Giorgia Meloni, comme Marine Le Pen, développe tout un discours autour d’une féminité forte, épanouie, émancipée. Sauf que leur promesse de pouvoir est extrêmement machiste. Elles exercent le pouvoir comme des hommes et ce sont des femmes qui en ont opprimé d’autres pour arriver là où elles sont. Et puis, elles restent des femmes blanches, blondes, valides, qui ne sont pas marginalisées. Elles incarnent la bonne mère de famille, la figure protectrice, ce que le développement personnel de droite appellerait le “féminin sacré”. Meloni est hyper populaire en Italie parce qu’elle incarne la mamma italienne sous toutes ses formes.
Il y a donc une forme d’essentialisme. Tout comme dans la pensée TERF, qui est pour toi forcément fascisante. Pourquoi?
Cette pensée essentialiste qui dit “on naît femme et on le reste”, c’est celle d’Eric Zemmour. Il reconnaît ouvertement qu’il n’est pas d’accord avec Simone de Beauvoir. Il dit qu’il est absolument opposé à cette vision. Pour lui, le genre est binaire et lié à nos organes génitaux. Or la pensée queer, telle que décrite par les penseur·euses de notre siècle, dépasse la binarité. C’est une pensée inclusive qui ne colle pas du tout avec le raisonnement TERF. Lequel est un raisonnement d’extrême droite, je n’ai aucun doute là-dessus.
En quoi les amours queers sont-elles un projet politique? Que portent-elles?
Il y a beaucoup de pensées queers différentes. Mais là où je pense qu’elles se rejoignent, c’est dans la valorisation du vivant et de la vie. Aucune personne queer ne dira que certaines vies sont moins importantes que d’autres. Le projet politique de la pensée queer, c’est l’amour. C’est la volonté de bâtir des sociétés basées sur le soin, l’acceptation, la liberté. Le néolibéralisme s’empare de la pensée queer et la transforme en une espèce de soupe macroniste qui ne veut plus rien dire. Mais la pensée queer, par sa fluidité, accueille toutes les formes de vie. Quand on regarde les personnes queers qui sont persécutées, insultées, humiliées, elles ont quand même l’air plus heureuses que les fascistes. Quand je regarde Zemmour à la télévision, j’ai l’impression qu’il ne va pas bien, qu’il est nerveux. Il y a une haine chez les gens d’extrême droite, alors que les personnes queers prennent la parole et manifestent dans une démarche de non violence, de joie.
Tu es pourtant loin d’idéaliser les milieux queers qui, d’après toi, reproduisent parfois des comportements fascisants. Comment?
Quand je dis que le projet politique du queer c’est le bonheur, c’est un idéal. C’est aussi parfois une réalité, mais il faut savoir faire son autocritique, c’est important. D’une part, les communautés queers s’inscrivent dans un grand tout social et les relents de fascisme de notre société, ainsi que ses réflexes consuméristes, les infiltrent. Il faut notamment y déconstruire le culte de la personnalité, le culte de la star, certaines normes physiques qui peuvent opprimer les autres. Il y a des gens dans les communautés queers qui ont plus de voix que d’autres parce qu’iels ont un physique normatif. Il ne faut jamais cesser d’interroger nos pratiques. Est ce qu’on pratique la justice intra communautaire de façon vraiment révolutionnaire? Je n’en suis pas certain·e. Je pense par contre que si les queers rentrent dans des mécanismes de justice punitive, elleux ne seront en rien différents des fascistes. Il faut s’interroger sur la façon de rester queer et d’avoir toujours comme but l’amour.
Tu dénonces aussi les dangers de la “pureté militante” dans les milieux queers et féministes. Qu’est ce que c’est?
C’est l’autrice Kai Cheng Thom qui développe cela dans son livre I Hope We Choose Love. C’est un concept qui revient beaucoup ces dernières années dans toutes les communautés. La pureté militante, c’est la performativité du militantisme. C’est quand on rentre dans des dynamiques militantes de flicage des autres en se positionnant dans un rôle de prêtre ou prêtresse des bonnes manières militantes. Par exemple, quand j’accorde plus d’importance au pronom d’une personne qu’à la personne elle-même, j’entre dans la pureté militante. Au nom de la pureté militante, on a dénoncé, exclu des communautés, maltraité et puni des personnes qui au fond n’avaient pas fait grand-chose de dangereux. Par exemple, dans un groupe Facebook, une maman célibataire en situation précaire demandait de l’aide à des queers en se trompant dans l’usage des pronoms. Au lieu de lui apporter de l’aide, on l’a directement reprise sur cette question. C’est une absurdité. Lorsque le militantisme devient un dogme, on arrête de voir l’humain et on regarde les règles. Et quand on regarde davantage les règles que l’humain, on entre dans une forme de comportement dictatorial.
La démocratie déviante dont tu parles peut-elle s’inscrire dans le cadre de la Vème République et si oui, qui en serait son.sa président·e idéal·e: une “gouine”, comme le réclamait dans son manifeste l’artiste Zoe Leonard?
La Vème République est basée sur une optique militaire. C’est l’héritage de la figure du dictateur de la Rome antique. À cette époque, lors d’un état de crise extrême, les consuls étaient élus “dictateurs”, ce qui voulait dire “chef suprême des armées” pour résoudre la crise en cours. C’était un régime provisoire avec un but précis. De Gaulle, c’était la même idée. Il a été nommé chef de l’État pour résoudre la crise liée à la guerre d’Algérie. On est encore dans un héritage où on a un chef de guerre au pouvoir. On a oublié de le supprimer après De Gaulle. En 2027, il faut se préparer à la possibilité que l’extrême droite passe, mais je ne pense pas que ce soit finalement la chose la plus dangereuse. Je pense qu’à certains égards, la macronie est encore plus dangereuse que l’extrême droite, car c’est le règne de la non pensée. Le néolibéralisme est en train d’assommer le sens critique des gens. Par ailleurs, n’oublions pas que l’extrême droite est déjà au pouvoir. 89 députés RN à l’Assemblée Nationale, c’est énorme. Des lois sont déjà votées par ces gens.
Que faire alors?
Je ne pense pas qu’à l’échelle individuelle des militant·es, il faille se réveiller le matin et se dire qu’on part combattre l’extrême droite avec son sabre. Il faut plutôt se demander au quotidien, comment on peut s’organiser ensemble pour faire mieux, se battre, créer des communautés, pour cultiver l’amour en soi. Ce sont de petites actions, il ne faut pas se paralyser. le militantisme s’organise, on ne va pas démonter la Vème République comme ça, ni se confronter à la fachosphère par des actions sur les réseaux sociaux. Toute l’idée de mon livre, c’est de dire que si on s’organise en collectivités, par une révolution romantique de nos pratiques, on peut au fur et à mesure battre l’extrême droite ou créer des systèmes alternatifs qui nous permettent de vivre en autonomie.
Manifeste pour démocratie déviante – amours queers face au fascisme, de Costanza Spina (Ed. trouble), 249 pages, 19 euros
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