Au Pays du matin calme, être belle est davantage un critère de survie sociale qu’un idéal. L’esthétique obsède les femmes dans une société qui les résume souvent à leurs corps.
La beauté coréenne a ses canons placardés dans tous les recoins de Séoul. Sur les affiches, il est facile de voir qu’elle est réglée avec minutie. Les agréments du visage d’abord: un teint pâle, un front légèrement bombé, de grands yeux noirs et brillants protégés de doubles paupières fardées, des pommettes hautes et poudrées, un nez fin, ni trop large, ni trop aplati, des lèvres écarlates au-dessus d’un menton en “v”, le tout composant un faciès ovale aux cheveux bruns et doux. Le reste ensuite: un corps mince, la taille fine. Une esthétique devenue orthodoxie après la crise économique asiatique, soit depuis près de quarante ans.
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“Ici, les femmes moches n’existent pas”, souffle Sun-Hee Park, 34 ans, entre deux gorgées de café. Installée dans l’un des innombrables salons de thé de la capitale où les jeunes aiment à flâner, cette auteure de webtoon -bande-dessinée numérique en vogue en Corée- décrit les femmes comme des “victimes, qui doivent transformer leur corps pour trouver un travail, un mari. Dans les familles, les médias, au travail, dans la bouche des hommes, il n’y a de place que pour les femmes belles en âge de se marier”. En Corée du Sud, si on ne naît pas belle, on le devient.
Un tiers des Coréennes âgées de 19 à 29 ans ont déjà subi une intervention chirurgicale.
“Pour être vues” rappelle Sun-Hee et d’autres, les femmes n’hésitent pas à user du bistouri en plus des nombreux masques, crèmes et autres produits de l’industrie cosmétique sud-coréenne en plein essor. Un tiers des Coréennes âgées de 19 à 29 ans ont déjà subi une intervention chirurgicale, d’après un sondage de l’institut Gallup Korea.
Choi Chan Min et son amie Suyeon dans un café de Séoul le 8 février dernier © Diane Jean pour Cheek Magazine
Sun-Hee s’est fait ajouter une double paupière en 2012, une opération devenue aussi courante que la pose d’un appareil dentaire en France. De même pour Choi Chan Min, 26 ans, marketeuse, rencontrée dans les rues d’Apgujeong, quartier connu pour sa forte concentration de cliniques de chirurgie esthétique au mètre carré. Son job d’été après son baccalauréat lui a permis de s’offrir une blépharoplastie. “Depuis que je suis toute petite jusqu’à il y a peu, j’étais persuadée que cette opération était un rituel de passage à l’âge adulte”, confie-t-elle.
Les opérations faciales constituent plus de 70% des interventions de chirurgie esthétique en Corée du Sud, selon les dernières données disponibles de la Société internationale de chirurgie esthétique (ISAPS)*. L’opération des doubles paupières et la rhinoplastie (embellissement du nez) sont les plus demandées. “Près de 80% des clients sont des femmes” dans ce pays qui détient le plus haut taux d’opérations par tête, selon Dr. Man Koon Suh, chirurgien plastique à la JW Plastic Surgery. Pour le praticien, “rien de plus normal qu’elles veuillent changer leurs apparences pour remplir leur rôle naturel de séduction envers les hommes”.
L’effet K-Pop
Outres les affiches dans le métro, les idoles des jeunes, qui occupent une grande place dans la publicité bien plus qu’en France, ont aidé à la vulgarisation de ces transformations. “Nous voulions toutes faire de la chirurgie esthétique pour être plus belles”, avait déclaré Da In, la leader de Six Bomb, un groupe de K-pop. Mi-2017, les membres de Six Bomb avaient diffusé des clips vidéos d’elles passant sur le billard pour relancer leur carrière et promouvoir leur dernier titre intitulé Devenir jolies.
Cet épisode en rappelle un autre, plus ancien: la métamorphose d’une chanteuse avant son premier single Je suis devenue belle. En 2014, Park Bo-ram avait changé sa coiffure, son visage et avait perdu plus de 30 kilos avec les encouragements de son manager. Les paroles de sa chanson décrivent le régime qu’elle a suivi: une banane et un oeuf par jour. Elle serait loin d’être la seule star de K-pop à connaître des troubles de l’alimentation, relève The Herald Korea.
“Bien sûr ces pressions ne sont pas propres à la Corée, on les retrouve ailleurs”, concède James Turnbull, spécialiste du féminisme et de la culture pop en Corée. Mais sans avoir vécu ici, où, au quotidien, votre esthéticien, vos professeurs, vos parents, vos collègues, vos patrons vous répètent constamment qu’il faut faire un régime […], on ne peut pas se rendre compte à quel point ces pressions sont particulièrement dures pour les femmes.”
De nombreuses entreprises requièrent des photos, voire les mensurations des candidat·e·s avant l’embauche.
Une amie de Choi Chan Min raconte avoir été mise au régime à l’âge de 11 ans par son père. “Il me faisait prendre des compléments alimentaires sous forme de poudre saveur cacao. Il passait son temps à me dire que mes cuisses étaient plus larges que les siennes.” Depuis elle a perdu 18 kilos et ne peut plus manger de chocolat.
Héritage patriarcal
Au Pays du matin calme, l’aspect physique compte, quel que soit le genre, expliquent Ruth Holliday et Joanna Elfving-Hwang, professeures en sociologie, dans leur étude Genre, mondialisation et la chirurgie esthétique en Corée du Sud (2012). “Avoir ‘le bon visage’ peut être crucial pour ‘bien se marier’. ‘Le bon visage’ peut aussi être un critère déterminant d’embauche sur le marché du travail”, détaillent-elles.
De nombreuses entreprises requièrent des photos, voire les mensurations des candidats avant l’embauche, pour les hommes comme pour les femmes. “Quand on postule, on ne cherche pas un photographe, on cherche quelqu’un qui sait bien utiliser Photoshop”, raconte Sun-Hee Park, avec un demi-sourire. Et les sociologues de préciser que “cette pression est inévitablement plus forte sur les femmes que sur les hommes”.
© Diane Jean pour Cheek Magazine
“Inévitablement”, l’adverbe est sans doute là pour rappeler l’histoire. En moins de 70 ans, la Corée du Sud est passée d’une dictature militaire à une démocratie moderne, a fait bondir son économie d’un PIB aujourd’hui plus important que celui de la Russie, et enchante par-delà ses frontières avec sa K-pop ou ses K-drama. L’évolution des droits des femmes n’a pas été aussi rapide. La Corée du Sud est en queue de peloton des enquêtes sur l’égalité hommes-femmes de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et du World Economic Forum. “L’avenir de notre pays pourrait dépendre de notre capacité à briser ces usages sociaux”, avait conclu il y a peu Chung Hyun-Back, ministre de la Famille.
“Le corps des femmes sud-coréennes est toujours mis au service de quelqu’un, sauf d’elles-mêmes”, selon Rumpel, codirigeante de l’association féministe Fire Feminist Action (FFA). La FFA, avec d’autres, souhaite obtenir bientôt la légalisation de l’avortement, censée être débattue dans les prochains mois. “Notre autre priorité, c’est l’éducation sexuelle des femmes.” Les droits des femmes se mesurent, entre autres, à leur liberté de disposer de leur propre corps. Avant de retourner travailler Choi Chan Min insiste: “Je rêve qu’un jour, l’apparence ne soit plus un critère de recrutement, je rêve qu’un jour, je puisse ne pas me maquiller sans être insultée.”
Diane Jean
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