En France, le congé paternité est un droit encore snobé par trois pères sur dix qui ne dure que onze jours. Les semaines qui suivent l’arrivée d’un nouveau-né influencent pourtant de façon cruciale la place attribuée aux femmes et aux hommes dans la société, la famille et le monde professionnel.
“Ne pas avoir investi mon mari après la naissance de mes enfants fait qu’aujourd’hui c’est difficile professionnellement, étant donné que j’assume 100% des charges de la vie de famille.” À 36 ans, Caroline a trois enfants, et après chacune de ses grossesses, elle a dû gérer seule l’arrivée du nouveau-né. “Je viens d’un milieu très tradi et à l’époque, je trouvais ça normal que mon compagnon soit absent après la venue au monde des bébés, se souvient-elle. La question du congé paternité ne s’est jamais vraiment posée: si mon mari prenait des jours, c’était pour allonger nos vacances, des semaines après l’accouchement.” Elle devient le “parent numéro 1”, celui à qui la famille, les professeurs, les infirmiers se réfèrent en cas de pépin. Caroline a vécu dans cette situation des années, sans remettre en question ce schéma très classique. Il y a trois ans et demi, elle décide de devenir auto-entrepreneure et se heurte aux responsabilités qui pèsent sur elle: “Monter une entreprise n’est jamais facile, mais c’est encore plus compliqué quand toute la charge mentale, tout l’équilibre du foyer repose sur tes seules épaules.” Au prix de “migraines épouvantables” et de “stress trop important”, elle y parvient tout de même et tire de cette expérience une certitude: “Il faut que le congé paternité soit obligatoire et allongé, car c’est à ce moment-là que se cristallise le rôle attribué aux femmes, qui finira forcément par avoir un impact sur nos carrières.”
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“Je me disais que j’allais faire une erreur et tuer mon bébé.”
Si l’on en croit l’actualité de ces derniers mois, la nécessité de réformer le congé paternité relève d’une prise de conscience collective. En mai dernier, après la parution de la très médiatisée planche de la dessinatrice Emma, Fallait demander, sur la charge mentale, un trentenaire lance une pétition pour faire passer la durée du congé paternité de 11 jours à 4 semaines. Il est soutenu par près de 65 000 personnes. Fin octobre, c’est au magazine féministe Causette de faire signer 40 personnalités masculines, dont Frédéric Beigbeder, Julien Clerc ou encore Oxmo Puccino pour demander au gouvernement la mise en place d’un “congé paternité digne de ce nom”, long de six semaines et obligatoire. C’est que la France, avec ses 11 jours auxquels peuvent s’ajouter trois jours de congé de naissance, fait figure de mauvais élève en Europe, surtout si on s’intéresse aux pays du Nord, à la Norvège et ses 14 semaines, à la Suède et son minimum de 60 jours ou encore à la Finlande où les pères ont droit à 9 semaines. Bien que courte, l’interruption de travail prévue dans l’Hexagone n’est utilisée que par sept pères éligibles sur dix. Cette situation globale creuse les inégalités femmes-hommes sur le plan professionnel et social.
Angoisse et solitude de la jeune maman
“Prenez n’importe quel être humain, imposez-lui une épreuve aussi longue, physique et douloureuse qu’un accouchement. Puis mettez-le dans une petite pièce avec un réveil qui sonne à peu près toutes les trois heures, pendant une heure. Moi j’appelle ça de la torture.” Voilà comment la dessinatrice Emma témoigne des moments qui ont suivi la naissance de son premier enfant, il y a six ans, dans le premier tome de sa bande dessinée Un autre regard. “On m’a mise dans une chambre, on a fermé la porte et après je n’ai reçu que des critiques, raconte-t-elle. On présuppose que tout est instinctif pour la mère.” Exténuée par une série de nuits blanches après l’arrivée du nouveau-né, elle se fait réprimander par le corps médical parce qu’elle a du mal à appliquer leurs consignes. Au stress et à la fatigue s’ajoute rapidement l’angoisse, quand son conjoint retourne au travail. Pour la première fois, elle prépare un biberon seule et craint alors de se tromper dans les dosages: “J’étais crevée, je me disais que j’allais faire une erreur et tuer mon bébé”, se souvient-elle. Avec du recul, la dessinatrice considère aujourd’hui surréaliste qu’on “laisse à la mère seule, à bout de force, la responsabilité d’une petite vie humaine”.
© Emma
Son avis est partagé par Titiou Lecoq, blogueuse, journaliste et auteure d’un essai sur la répartition inégale des tâches au sein du couple: “Il y a beaucoup de fatigue physique et psychologique, soutient-elle. Les femmes ont besoin de se reposer et ont l’impression d’être seules au moment où leur conjoint retourne travailler.” Cette détresse présente chez certaines jeunes mères est souvent attribuée au baby blues, ce qui empêche la reconnaissance de la vraie nature du problème selon Emma. “Attribuer la dépression d’une jeune mère aux hormones, c’est bien pratique. Ça en fait un état ‘normal’ avec une explication scientifique, déplore-t-elle. Pas la peine du coup de chercher à améliorer la situation vu que ‘c’est les hormones‘ donc ‘on n’y peut rien‘.”
Le congé maternité: quand la mère devient ménagère
Pas besoin d’être spécialiste du sujet pour être au courant qu’actuellement la répartition des tâches à la maison est encore largement inégale. Les résultats de l’enquête publiée par l’Insee en 2015 sont formels: 71% des tâches domestiques et 65% des tâches parentales au sein d’un couple hétérosexuel reviennent aux femmes. Ces données ne sont pourtant que la partie visible de l’iceberg. Les activités sont sexuées et, comme le rappelle Titiou Lecoq dans son livre, les plus agréables sont réservées aux hommes, alors que celles qui sont dévalorisées dans la société sont prises en charge par les femmes. Par exemple, elles passent en moyenne et 48 minutes par jour à faire le ménage, alors que les hommes n’y consacrent que 14 minutes. En revanche, monsieur passe beaucoup plus de temps que madame à bricoler.
“Le déséquilibre dans la répartition des tâches parentales se met en place au moment du congé maternité.”
Concernant les obligations parentales, même constat: les pères dédient 19 minutes de leur journée à prendre en charge les soins de l’enfant alors que les mères y accordent 54 minutes. D’après une étude de l’Ined, l’arrivée d’un enfant est un point de bascule dans cette répartition des tâches, en défaveur des femmes. Rien d’étonnant pour Titiou Lecoq: “Une certaine organisation domestique et familiale se met en place au moment du congé maternité, analyse l’auteure. Très rapidement, les premiers rendez-vous médicaux sont fixés par la mère qui doit par exemple surveiller l’évolution du poids de son nouveau-né.” S’en suivent la recherche d’un mode de garde, la prise en charge au niveau administratif, “comme la question de la sécu”, la mise en place de la nouvelle organisation familiale par la personne qui reste au domicile et ne travaille pas: la mère. “La gestion des tâches domestiques et des nouvelles obligations parentales s’organise autour de la femme, et cette organisation se conserve, par habitude, quand elle retourne travailler à la fin de son congé”, conclut-elle. Emma complète cet argument en abordant l’idée de décalage dans le savoir-faire développé au moment du congé maternité: “Le déséquilibre dans la répartition des tâches parentales se met en place et se conserve car la femme a appris par expérience et se sent pleinement responsable de l’enfant.” C’est d’ailleurs la mère qui, après, ajuste le plus souvent son temps de travail pour prendre en charge les tâches en lien avec l’agrandissement de la famille. Après la naissance d’un premier enfant, 25% des femmes cessent ou réduisent leur activité professionnelle. Elles se sont occupées du nouveau-né pendant le congé maternité, sont donc plus qualifiées pour prendre la responsabilité de la plupart des tâches parentales. Et qui dit plus de temps à la maison dit plus de disponibilité pour faire la cuisine, le ménage et les lessives. C’est le début d’un un cercle vicieux.
Au travail, répartir le “risque enfant” entre hommes et femmes
L’impact du congé maternité sur la carrière professionnelle des femmes ne se limite pas à la période postnatale. Le “risque” d’avoir un enfant est une vraie source de discrimination à l’embauche, que l’assureur Aviva tente de combattre depuis le 19 novembre dernier, en offrant 10 semaines de congé au “parent partenaire” après une naissance ou une adoption. “On sait qu’au moment de l’embauche, les recruteurs se posent la question de l’éventualité d’un congé maternité et de l’absence momentanée des mères, expose Karim Mokrane, chargé des relations presses de l’entreprise. On espère faire bouger les lignes, distiller un peu d’égalité.” L’objectif est aussi de répondre aux attentes d’équilibre vie professionnelle-vie personnelle des “jeunes qui sortent des écoles”. Rien n’est obligatoire pour le moment, mais Karim Mokrane assure que tous les pères éligibles au congé paternité en ont profité l’année dernière, il n’y a donc pas de raison que plus long, il soit négligé. Notons toutefois que le congé maternité dans l’entreprise dure toujours plus longtemps que celui du “parent partenaire”, et demeure donc plus lourd à porter pour les principales intéressées, mais l’initiative d’Aviva est un bon début.
« Grande première : une entreprise française propose 10 semaines de congé parental » Article sur les #10Semaines de congés de #Parentalité pour nos salarié.e.s à lire sur @magicmaman_com) https://t.co/dErlIFaxqH Changeons les mentalités !
— Aviva France (@AvivaFrance) 29 novembre 2017
La compagnie a mis le doigt sur un vrai problème, qu’Hélène Périvier, économiste à l’OFCE appelle le “risque famille”, cette peur des recruteurs d’embaucher des femmes plus investies envers leurs enfants que dans leur travail. “Ils se fondent sur les caractéristiques moyennes: c’est un fait, les femmes s’arrêtent plus souvent de travailler, analyse-t-elle. Elles passent plus facilement en temps partiel (Ndlr: les femmes occupent 82% des emplois à temps partiel), c’est une discrimination statistique, un effet de réputation qui affecte même celles qui ne veulent pas d’enfant.” Pour cette spécialiste des inégalités entre les sexes sur le marché du travail, il faut disperser ce risque sur les deux parents, de façon à ce que l’employeur estime qu’il fait le même “pari” en permettant à une femme ou à un homme d’accéder à un poste ou à de plus grandes responsabilités. Aujourd’hui, ce sont encore les femmes qui payent plein pot le prix du congé maternité, un des principaux facteurs d’explication du plafond de verre auquel elles continuent de se heurter dans l’avancée de leur carrière.
Pour une meilleure inclusion des pères dans la parentalité
Allonger et rendre obligatoire le congé paternité est une revendication également portée par des hommes qui souhaitent “être plus investis dans la parentalité”, assure Olivier Bardin, créateur du blog Je suis Papa! Pourtant, on a tous dans un coin de notre tête une des vidéos ou séries de photos qui abondent sur les réseaux sociaux, intitulées Quand maman s’occupe de bébé vs. Quand papa s’occupe de bébé, avec l’image d’un père qui peut parfois certes aller jusqu’à mettre en danger son enfant mais toujours de façon marrante, alors que la mère est parfaite mais barbante. Cette représentation du “papa con, maladroit dans la parentalité”, comme la décrit Emma, contribue à véhiculer l’idée qu’un homme est incapable de s’impliquer sérieusement dans son rôle de père. Que ce soit à travers la publicité genrée, la représentation de la femme proposée par les médias ou les livres offerts -uniquement à la future mère- pour faciliter l’arrivée du bébé, tout pousse la femme à accepter d’être le parent numéro 1. De son côté, Olivier Barbin évoque un “sentiment d’infériorité chez l’homme face aux femmes à qui on enseigne la maternité depuis toute petites”, et ajoute que “même les professionnels de la santé laissent les hommes de côté”. Après la naissance de son enfant il y a six ans, il prend un congé paternité avant de retourner travailler dans la douleur. Il n’arrive pas “à prendre la mesure de son rôle de père” et explique à quel point il est difficile de construire une relation avec son enfant en travaillant 8 heures par jour. “On impose à l’homme de reprendre son attitude de chasseur primitif, décrit-il. Il va au front pour ramener à manger à la famille, il n’a pas le temps de se positionner au sein du foyer et ne peut que devenir accompagnant ou aidant, sans avoir de rôle de parent à part entière.”
“Rendre obligatoire le congé paternité serait un premier pas et un signal fort.”
S’il paraît évident qu’une refonte du congé paternité est nécessaire, reste à savoir quel modèle deviendrait le plus intéressant pour les Français. L’idée d’obligation par la loi, soutenue par les signataires de la pétition de Causette est “l’occasion de faire sauter un verrou qui empêche l’allongement”, explique Olivier Barbin, bien qu’il ne se réjouisse pas à l’idée d’aller à l’encontre des libertés de tout un chacun. L’idéal serait évidemment de réussir à changer les mentalités pour que l’inclusion des pères dans la parentalité devienne une évidence, “qu’on l’accepte culturellement”, explique Emma, mais qui sait combien de temps cela prendra? Laisser la liberté à chacun, c’est empêcher l’allongement de la durée du congé. Si trois pères sur dix refusent de prendre 11 jours de pause dans leur travail, pourquoi accepteraient-ils une plus longue durée? Dans une telle situation, les sept pères restants qui s’absenteront pendant plusieurs semaines risqueront d’être victimes de pressions dans le monde professionnel et de subir des discriminations semblables à celles des femmes qui prennent un congé maternité.
Pour Hélène Périvier, l’obligation constitue “un premier pas et un signal fort”, nécessaire à l’évolution des mentalités et le coût supplémentaire évalué à 129 millions d’euros pourrait tout à fait être assumé par les finances publiques selon l’économiste. Si elle en parle comme d’une avancée et non comme d’un aboutissement, c’est qu’elle considère que tant que le père ne se retrouve pas seul avec l’enfant et directement confronté aux tâches domestiques, il est condamné à rester “assistant” et “suppléant” de sa compagne. Hélène Périvier estime donc que le congé doit être désynchronisé et décalé par rapport à celui de la femme. Elle évoque le modèle islandais avec admiration: “Les parents ont chacun trois mois à poser, puis trois mois à partager entre eux, c’est le seul pays dans lequel on observe une quasi parité.”
Tenir la promesse d’une grande cause nationale
Si certains s’inquiètent pour les petites et moyennes entreprises qui devront s’adapter à un nouveau système de congés postnatals, Walé, jeune papa et patron de PME assure que “justement, ces boîtes sont habituées à gérer les absences dans des conditions parfois bien plus difficiles que celle de la prise d’un congé paternité”. Effectivement, et comme le rappelle Hélène Périvier, ces entreprises s’adaptent à des situations telles “qu’une fracture de la jambe d’un employé qui doit rester immobile des semaines”, une adaptation urgente est alors nécessaire, à la différence de la prise d’un congé paternité ou maternité prévue plusieurs mois à l’avance. “C’est une question d’anticipation, j’ai prévenu mon équipe six mois avant l’accouchement de ma compagne”, raconte Walé. En bon chef d’entreprise, il estime, lui aussi, que le congé devrait être allongé. “Il est contre-productif de demander aux pères de revenir aussi tôt après la naissance, argumente-t-il. Ils sont moins concentrés dans leur travail et frustrés de ne pas assister au commencement de leur famille.”
Concernant l’argument budgétaire -des moyens vont en effet être nécessaires pour financer un long congé paternité obligatoire indemnisé- Hélène Périvier analyse: “L’État a de l’argent, reste à savoir comment le redistribuer, on doit fixer un objectif collectivement.” La vraie question que l’économiste se pose est de savoir où en sont les Français: “Je pense que nous avons besoin de mettre en place une refonte totale de la vision de la famille, de revoir nos modes de garde, notre droit de la famille, de nous adapter à notre époque, livre-t-elle avant de nuancer. En même temps, quand on voit la Manif pour tous dans la rue ou qu’on se souvient de l’opposition à laquelle Najat Vallaud-Balkacem s’est heurtée au moment des ABCD de l’égalité, je me dis que les Français ne sont peut-être pas encore prêts.” Nous, en tout cas, on l’est, et on espère que le gouvernement s’emparera rapidement de cette question. Ne serait-ce pas une bonne façon de faire de l’égalité femmes-hommes une grande cause nationale plus qu’une promesse?
Margot Cherrid
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