Des expert·e·s suivi·e·s par des communautés de fans en ligne, prêt·e·s à payer pour s’offrir leurs services: c’est ce que l’on appelle la “passion economy”, et c’est le futur du travail… pour certain·e·s privilégié·e·s.
Le confinement aura été l’occasion, pour certain·e·s, de se tailler un avenir professionnel sur mesure. À coup de lives Instagram et de contenus en ligne, nous expérimentons ce que les économistes et théoricien·ne·s du travail appellent la “passion economy”: “happy fews” de la freelance, des personnes très qualifiées et soutenues par une communauté de fans, se lancent dans le développement d’une activité en ligne. Sans intermédiaires, ils/elles sont le produit qu’ils/elles vendent à leur clientèle -qui n’a aucun mal à payer pour s’offrir leurs services.
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C’est par exemple le cas d’Émilie Albertini, fondatrice de The Dressing Therapy, une méthode de coaching en style. Avant le confinement, son activité consistait à se rendre chez ses clientes, à analyser leurs placards et à les conseiller en fonction. Cloîtrée chez elle, elle a dû se réinventer. “J’ai vu que de plus en plus de personnes se mettaient aux lives Instagram, que c’était quelque chose qui prenait, raconte l’ancienne chroniqueuse TV. Étant donné que ce réseau social est mon seul lien avec ma communauté et mes clientes, ça a marché pour moi.” Même chose pour Anne-Julie, professeure de yoga à Paris. À l’annonce du confinement, elle a lancé une “retraite en ligne”, gratuite et accessible à chacun·e, sous forme de cours en direct vidéo chaque soir. “J’étais sceptique au début, mais l’audience était incroyable, et il y avait chaque jour un peu plus de monde. Ça m’a vite plu aussi, parce que je n’avais pas besoin de coller à l’image d’une salle, j’étais libre de faire mes cours comme je les proposerais si j’avais mon propre studio.” Les deux jeunes femmes ont pris leur décision: une fois le confinement passé, elles continueront de développer leur offre numérique.
Des communautés engagées, prêtes à payer un juste prix
“Le confinement m’a ouvert des perspectives que je n’avais pas du tout envisagées, commente Émilie Albertini. Je n’avais jamais imaginé faire des masterclasses en ligne, et pourtant, ça présente plein d’avantages: ça permet à des clientes venues de toute la France, voire d’ailleurs, de s’y retrouver, par exemple. Mais surtout, cela m’a forcée à morceler mon offre et à la préciser.” À force de lives sur son propre compte et ceux de marques partenaires, la jeune femme a renforcé son audience, gagnant plusieurs centaines d’abonné·e·s à chaque prestation. Elle affiche désormais quelque 36 000 followers sur Instagram. “J’ai vu que cette base, qui peut sembler dérisoire face à certains comptes où les abonné·e·s se comptent en millions, était particulièrement captive et impliquée. J’ai autant voire plus de likes et de commentaires sous mes posts que quelqu’un qui aurait le triple de mes abonné·e·s.” Elle réfléchit donc à la mise en place d’une offre “premium”, payante cette fois -et sa communauté la soutient dans ce projet, même s’il faudra débourser entre 60 et 100 euros pour en être.
“Les consommateur·rice·s sont prêt·e·s à payer ce que l’on appelle un ‘prix Netflix’ pour s’offrir les services d’expert·e·s sans intermédiaires.”
Anne-Julie, qui a assuré des cours en ligne sur son compte Instagram et qui a été très sollicitée par les médias, a vu son nombre d’abonné·e·s tripler en quelques semaines, passant de 2000 avant confinement à 6000 à J+42. “Il y a beaucoup de gens que je connais, virtuellement ou en vrai, commente la professeure de yoga. Ils/elles m’écrivent régulièrement, font de mes cours des rendez-vous entre ami·e·s. J’ai même eu beaucoup de messages de personnes me disant qu’elles culpabilisaient de suivre mes cours sans payer.” Elle a alors mis en place un système de donation, pour permettre à chacun·e de suivre ses cours sans la barrière financière -très forte pour les cours en physique, puisqu’un cours à Paris coûte environ 25 euros. “En moyenne, les gens me donnent 10 euros. Disons que sur les 100 participant·e·s à mon cours, une dizaine participe financièrement. C’est mieux payé qu’un cours dans une salle!”, se réjouit la jeune femme. Un système gagnant-gagnant donc, alors que les studios pour lesquels elle travaille continuent de la solliciter pour des cours en ligne, payés une vingtaine d’euros de l’heure. Le calcul est vite fait. “Les consommateur·rice·s sont prêt·e·s à payer ce que l’on appelle un ‘prix Netflix’ pour s’offrir les services d’expert·e·s sans intermédiaires, commente Laetitia Vitaud, autrice et conférencière spécialiste du futur du travail et de la consommation. Elles/ils sont même prêt·e·s à débourser davantage si l’offre est unique, et que la personne qui la propose est reconnue dans son domaine.”
La loi du “winner-takes-all”
De fait, cette place au soleil est chère: pour quelques personnes qui s’en sortent très bien, nombreux·ses sont celles et ceux qui échoueront à faire de leur passion leur gagne-pain. Déjà, parce qu’il faut que leur spécialité soit adaptable à une offre en ligne. Mais aussi parce que cette économie nécessite de connaître et maîtriser les outils numériques adéquats. “Dans le monde des auto-entrepreneur·e·s, beaucoup ont tout misé sur le présentiel en négligeant leur profil en ligne, explique Laetitia Vitaud. On le voit, celles et ceux qui tirent leur épingle du jeu en ce moment étaient déjà présent·e·s en ligne avant le confinement et sont très bon·ne·s pour la gestion des réseaux sociaux et de leur communauté.”
“Cette économie reposant sur l’hyper-expertise et sur la mobilisation d’une communauté, il ne peut y avoir beaucoup de personnes qui réussissent dans le même domaine.”
La dure loi économique du “winner-takes-all” (“le gagnant prend tout”) s’applique alors: étant donné que cette économie repose sur l’hyper-expertise et sur la mobilisation d’une communauté, il ne peut y avoir beaucoup de personnes qui réussissent dans le même domaine. “On remarque également que celles et ceux qui se démarquent proposent du contenu extrêmement qualitatif, note la spécialiste. Généralement, ils/elles ont atteint un certain niveau de maturité dans leur domaine et ont acquis une notoriété ‘dans la vraie vie’ qui leur permet d’être visible en ligne.” Difficile alors pour quelqu’un qui n’aurait pas déjà rempli ces critères de se lancer dans une activité en ligne. “Et puis, il ne faut pas oublier que malgré les exemples que l’on voit en ce moment, l’économie du numérique peut être très violente pour les femmes, souligne Laetitia Vitaud. Déjà, les critiques sont beaucoup plus acerbes, mais aussi, pour s’en sortir dans cette jungle, il faut avoir la possibilité physique d’y consacrer du temps, vu que les sphères privées et publiques se mélangent. Difficile à faire si l’on ne dispose pas d’une ‘chambre à soi’…”
Noémie Leclercq
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