Pour le philosophe Simon Lemoine, chargé de cours à l’université de Poitiers et auteur de “Micro-violences, le régime du pouvoir au quotidien” (CNRS éditions, 2017), nous sommes chaque jour bourreau et victime d’une multitude de toutes petites violences, qui mises bout à bout, nous façonnent et nous empêchent de nous rebeller.
Qu’est ce qu’une micro-violence ?
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Simon Lemoine – C’est une violence non apparente qui va me toucher et avoir un effet sur moi. Sa particularité est qu’elle est quasi imperceptible. Quand je ressens la souffrance induite par cette micro-violence et que je m’interroge sur sa provenance, ou que je m’en inquiète autour de moi, je vais ainsi m’entendre répondre : “Mais non, il ne se passe rien”. Ou moi-même, je vais me dire que je réagis de façon excessive, que je suis à l’origine du problème. Mais ces micro-violences n’ont rien d’anodin. Elles vont se répéter, se combiner, influencer profondément qui je suis et mon estime personnelle. Une forme extrême est le harcèlement moral, où chaque action prise en elle-même ne semble en rien scandaleuse mais dont la répétition peut aboutir à l’extrême violence.
A quels moments faisons-nous l’objet de micro-violences ?
L’exemple le plus parlant de la domination via la micro-violence est le sexisme. Dès sa plus jeune enfance, la petite fille va entendre des centaines de milliers de fois quelle est censée être sa place, quels caractères elle va devoir endosser, comment elle va devoir se comporter. Et celles qui sortent de ce rôle vont être rappelées à l’ordre de mille et une façons ! Les femmes qui ne veulent pas d’enfant, par exemple, témoignent de la forme de micro-harcèlement qu’elles subissent. Ou il suffit de voir les réactions face à celles qui choisissent de ne pas s’épiler !
C’est ainsi que les femmes acceptent de mener une vie complètement différente des hommes dans laquelle elles vont devoir consacrer bien plus de temps et d’énergie à leur apparence. La micro-violence est une manière de dominer et de forcer autrui à agir. Une forme d’oppression qui est efficace, car elle est multiforme, répétitive et à petites doses. On ne se révolte pas comme si on nous contraignait de façon manifeste.
Dans les entreprises également, la micro-violence peut être utilisée pour contraindre les employés à davantage de productivité. Dans certains call-centers par exemple, un message défile sur un écran, présentant le nombre d’appels en attente et le temps d’attente pour chaque client. Si vous voyez que le temps d’attente est trop long, vous allez retarder votre temps de pause, et même réduire ce moment. Pourtant personne formellement ne vous y oblige. Plus besoin de petits chefs pour mettre la pression, vous vous la mettez vous-même. D’autant plus que le but des call-centers est de maximiser le nombre d’appels en limitant les coûts, cet écran sera donc invariablement au rouge plusieurs fois dans une même journée.
Vous vous intéressez aussi aux supermarchés, que vous qualifiez de paradigmes des dispositifs de pouvoir. Pourquoi ?
C’est un exemple extrêmement révélateur pour montrer comment, via une multitude de petites contraintes, l’on peut gouverner mon attitude pour en tirer profit. Les supermarchés s’installent à la périphérie des villes pour faire des économies, je prends donc ma voiture pour m’y rendre, prenant ainsi à ma charge le coût du transport. Je n’y bénéficie d’aucun conseil. Je dois de plus en plus me livrer à des tâches gratuites, comme aux caisses automatiques, ce qui permet à l’enseigne de faire des économies de personnel en me faisant travailler gratuitement.
Pour entrer dans le supermarché, je dois généralement passer par une galerie marchande. Les enseignes présentes dans ces galeries marchandes paient plus cher leur loyer justement car mon passage contraint leur est présenté comme un argument commercial. On tire ainsi profit de ma simple présence. L’agencement des magasins Ikea est aussi un exemple : on me contraint à observer des centaines de produits, et même si je parviens à ne céder à aucun achat impulsif, je saurai qu’ils existent.
C’est comme si on m’avait forcé à observer une publicité avant de rentrer dans un magasin. Dans les rayons, les fournisseurs vont payer plus cher le supermarché pour être placé à hauteur de mes yeux. Le supermarché négocie ainsi ses marges en instrumentalisant mon regard, mon attention.
A qui profitent ces micro-violences ?
Il n’y a pas de théorie du complot ou de grand manipulateur qui a décidé de mettre en place toutes ces micro-violences. Il y a une somme d’intérêts très égoïstes, très immédiats, qui cherchent localement à tirer un profit de vous : le responsable qui veut vous faire travailler un maximum, le supermarché qui veut vous faire consommer, l’homme qui finalement n’est pas mécontent que sa femme prenne en charge la majorité des tâches domestiques. L’accumulation de ces micro-manipulations maintient les sujets à une certaine place. La somme des égoïsmes provoque l’inertie de la société. Pour reprendre Foucault, nous sommes des être profondément disciplinés.
Comment alors se révolter contre ces micro-violences ? Ou du moins s’en protéger ?
Il faut déjà en prendre conscience, comprendre ce qui se passe. Les combattre une à une ne vaut parfois même pas la peine, car on va alors s’entendre dire qu’on exagère, et se soumettre soi-même à de nouvelles violences. On peut aussi prendre conscience de notre propre complicité. Rien qu’en observant les réseaux sociaux, par exemple, où il convient une fois de plus d’exhiber son respect des normes. Nous ne cherchons pas à mener une vie plaisante mais à donner l’impression d’en vivre une.
Le modèle économique des réseaux sociaux n’est autre que cette compétition exacerbée entre les individus. On peut toutefois se réapproprier la place que la société nous a assignée. Une femme peut mener ainsi une vie heureuse en sublimant l’oppression dont elle est victime en devenant créatrice de mode, ou juste exprimer sa créativité dans sa coquetterie. Nous pouvons tenter, comme disait Judith Butler, de “faire quelque chose de ce qui est fait de nous”. L’idéal étant de pouvoir réagencer nous-mêmes les dispositifs de pouvoir.
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