Entre l’angoisse et l’enchantement, l’anxiété et la joie, l’existence n’a de lois que celles que chacun lui attribue. Deux essais singuliers, « Angoisse » de Max Dorra, et « De l’avantage d’être en vie » de Mathieu Terence, explorent nos affects opposés.
Vivre : une joie ou une souffrance ? Etre né : un avantage ou un inconvénient ? La question éternelle du dilemme existentiel, dont chacun sait qu’elle n’a de réponse absolue que dans la relativité des expériences, continue de préoccuper des auteurs, comme s’il était impossible de renoncer, pour exister pleinement, au dévoilement de l’énigme ontologique. Dans ce jeu, souvent purement rhétorique, des positions éthiques se distinguent, des tempéraments s’opposent, des visions existentielles s’évitent. La vérité n’appartient à personne, chacun en possède sa part.
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La preuve de ces irréconciliables philosophies de la vie se confirme avec deux livres, récemment parus et perdus dans le brouhaha de débats politiques plus frontaux et frontistes : Angoisse, par Max Dorra, De l’avantage d’être en vie, par Mathieu Terence. Témoignant de cette oscillation existentielle, ces deux approches de la vie s’opposent sur la définition même de leurs fondements : l’une est indexée à la présence tenace de l’anxiété au sein de notre psychisme ; l’autre se rattache au souci vitaliste de l’affirmation de soi dans la joie et la plénitude. Comment s’y retrouver ? Qui croire lorsqu’on ne sait plus très bien soi-même ce qui, entre son versant sombre et son versant joyeux, anime l’existence ?
Les ressorts profonds de la difficulté à vivre
Dans son essai, paru dans la nouvelle collection de Max Milo, “Voix libres“, dirigée par François Noudelmann, Angoisse, le double secret, le professeur de médecine Max Dorra explore les ressorts profonds de cette difficulté à vivre, que Freud résumait par cette formule décisive : “le moi est le véritable lieu de l’angoisse“.
Lucille Caballero
Traversant autant l’histoire de la psychanalyse que celle de la littérature et des arts, l’auteur rappelle que l’angoisse est “une peur sans objet manifeste“ et que ce qu’elle cache, c’est souvent “un morceau d’enfance mal oublié, du passé déguisé en futur“.
Max Dorra insiste surtout sur la banalité de l’angoisse, moins métaphysique que simplement quotidienne, propre à chacun. Les pertes et fracas rythment nos vies, c’est ainsi. Cette banalité du mal en nous qui alimente nos angoisses – comme la pulsion de mort qui s’agite dans beaucoup de nos actes -, oblige paradoxalement “à ne pas craindre sa propre angoisse“. D’une certaine manière, elle atteste “la force d’exister“. Parce qu’elle invite à un combat permanent, l’angoisse peut être source d’énergie, dès lors que des ressources sont encore puisées en soi. Au point que selon l’auteur, “une pédagogie de l’angoisse, c’est sans doute ce que l’on devrait inscrire très tôt dans les programmes scolaires“. Il faut ainsi apprendre à assumer sa “dingularité“, autrement dit à reconnaître sa propre dinguerie, ses propres névroses, à en maîtriser les conditions d’émergence, l’histoire secrète, sans chercher forcément à les éradiquer. Vivre avec elles, c’est déjà beaucoup ; les apprivoiser, c’est la meilleure manière d’en être comptable et de ne pas se laisser dominer par elles.
L’angoisse, comme la dépression sur laquelle Dorra pose des mots justes et précis, sont “des risques que fait courir l’affrontement aux normes, à l’ordre établi“. Rappelant la phrase cinglante de Pascal – “les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou“ -, le médecin affirme que l’angoisse est surtout “un effet de montage de notre mémoire“, souvent réactivé par le regard d’autrui. “Il est indispensable d’en comprendre les mécanismes pour s’en émanciper“, insiste-t-il. “Prendre conscience du fait qu’on est captif d’un montage, c’est déjà être quasiment libéré d’un faux destin“.
Apprivoiser l’angoisse, c’est donc comprendre qu’un “autre montage est possible“. Un montage par lequel les affects actifs – ceux que Spinoza oppose aux passions – conditionnent “la force d’exister“, la possibilité de “persévérer dans son être“, de faire exister en acte son essence singulière. “En lui donnant un sens“.
Une « apologie de la vie »
Cette invitation faite par Max Dorra à se réapproprier ses affects en les dépassionnant, fait écho à l’affirmation, pour le coup dégagée de tout sentiment d’angoisse, de Mathieu Terence.
Francesca Mantovani – éditions Gallimard »
Au fil de pensées fiévreuses, son essai De l’avantage d’être en vie, s’appuie lui-aussi sur la pensée de Spinoza, tout autant que sur celle de Nietzsche, Whitman, ou l’attachement à des artistes tels Miles Davis, Matisse, Dante, Vivaldi, Prince, Picasso… Comme un contre-feu à Cioran, auquel il emprunte le goût prononcé de l’aphorisme, pour en contredire les présupposés (l’avantage se substituant à l’inconvénient), Mathieu Terence se présente comme un “clandestin dans l’époque“. Un clandestin qui ose, en ce début de 21ème siècle, faire une “apologie de la vie“, à la fois dépolitisée et sincèrement, presque naïvement, raccrochée à la volonté d’effacer en soi tout ressentiment ou toute forme d’aigreur. “Il ne faut cesser de naître que pour cesser de vivre“, écrit-il, dans un clin d’œil caché à ce Cioran qu’il ne saurait voir, ou à un Pavese pour qui vivre était un “métier“ impossible. “Tout me chante“, affirme-t-il, dans une sorte d’élan vital qui le conduit à railler “les rengaines désabusées, les leçons des cyniques, la tournée d’adieu permanente des rentiers du malheur“. “Les esprits chagrins se prennent pour des lumières parce qu’ils broient du noir“, n’appartiennent pas à son panthéon affectif.
« Être à toute chose comme à une fête »
Peut-être que le secret de son extase absolue se tient dans cette confidence inouïe : “il y a une manière absolument lourdingue d’être léger, c’est de l’être systématiquement“. Précisément un peu lourdingue sur le fond de son propos, Mathieu Terence n’évite pas toujours de l’être aussi dans la forme, parfois prise au piège de sa volonté trop frontale de dire la joie et l’allégresse. S’il lui manque un peu un sens de la dialectique, voire de la diagonale du fou, c’est, il est vrai, qu’il assume l’exercice de style quasi pamphlétaire : le pamphlet du banquet, de l’ivresse sans limite, à l’aune de la célèbre formule de Nietzsche dans Le Gai savoir : “être à toute chose comme à une fête“.
Terence a en effet “le courage d’avoir confiance en ce qui devient toujours“, de ne jamais “s’en tenir“ à ce qui lui manque. “Visiter, découvrir la profusion continue de ce qui peut nourrir mon expérience“, se délivrer du “conditionnement mélancolique“, “célébrer l’avantage d’être en vie“ : la voie de Mathieu Terence le conduisant à ce qu’il appelle une “vie véridique“ reste certes énigmatique pour les autres ; mais être “limpide à soi-même“ lui suffit pour se sentir autorisé à ne pas jouer le jeu de la complainte existentielle. S’il a raison d’observer que “la meilleure preuve de la grandeur de la vie est celle que l’on tire de la contemplation de ses plus modestes manifestations“, encore faut-il disposer, comme le dit Max Dorra, de son propre imaginaire et de toutes “ses associations potentielles“ pour puiser en soi cette force d’exister.
C’est bien entre ces deux horizons de l’angoisse et de l’avantage d’être en vie que nos destins oscillent, sans qu’à aucun moment personne ne soit assuré que la partie est définitivement gagnée, ou irrémédiablement perdue. L’angoisse et la joie, à parts égales, s’imbriquent dans ce métier sans règles et sans certitudes qui est de vivre.
Angoisse, le double secret, par Max Dorra (Max Milo, Voix libres, 188 p, 20 euros)
De l’avantage d’être en vie, par Mathieu Terence (L’infini, Gallimard, 91 p, 12 €)
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