Dans un essai aventureux, Le jeu des ritournelles, le philosophe Aliocha Wald Lasowski explore le mystère de la musique et de la chansonnette dans les œuvres de Freud, Gide, Barthes, Deleuze et Guattari.
Marchant dans la rue, errant dans un supermarché, divaguant dans une soirée, un air de musique lointain traverse soudainement l’espace comme s’il surgissait des tréfonds de la mémoire ; un air déjà entendu, tellement familier que son écho agit comme un saisissement. La chair est prise ; la prise du souvenir. L’esprit est convoqué ; la convocation de la mémoire.
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Sans pouvoir lui restituer forcément un nom, un titre, on ne le connait que trop bien : c’est une ritournelle qui nous transporte. Où avons-nous déjà entendu cette chanson ? Cette musique qui nous rappelle quelque chose fonde le principe même de la ritournelle dont Aliocha Wald Lasowski se propose de comprendre les effets autant que ce qui la conditionne. Dans son essai, Le jeu des ritournelles, le philosophe expose sensiblement la puissance de cette forme musicale qui est aussi un concept (sans compter la plus belle des chansons de Sébastien Tellier).
Dans un livre publié en 2008, Le Toucher des philosophes. Sartre, Nietzsche et Barthes au piano, François Noudelmann s’était déjà penché sur le rapport à la musique de grands philosophes. Beaucoup se sont aussi penchés sur le mystère de la ritournelle, ce qui donne l’occasion à l’auteur de cartographier l’étendue des écrits sur la question. De Sigmund Freud à André Gide, de Roland Barthes à Gilles Deleuze, Aliocha Wald Lasowski explore, à travers quatre œuvres distinctes traversées par un tropisme musical commun, quatre types d’approche de la ritournelle.
Dans l’attraction pour Mozart chez Freud, pour Chopin chez Gide, pour Schumann chez Barthes, pour Ravel chez Deleuze, se joue à chaque fois un certain type de ritournelle, comme dans une variation constante de sa définition. Or, la ritournelle, par elle-même, joue de la répétition et de la variation. C’est donc un double niveau autour de la variation que déploie Lasowski dans un récit assez aventureux et dense, où l’on se perd parfois, mais sans perdre de vue qu’une petite musique nous rattrapera. Le labyrinthe touffu dressé par l’auteur dégage quelques sorties éclairantes. La ritournelle possède cette étrange particularité, rappelle-t-il ainsi, d’être “reconnue avant d’être connue, comme si la première écoute était déjà une redite“.
Détaillant la plasticité sonore de la ritournelle, mais aussi sa “mélodie déracinante“, Lasowski décrit “une force créatrice tout en intensités et en variations dans la répétition“. Cette répétition, qui n’interdit pas les modulations, structure le modèle de la ritournelle, s’appliquant au fond aussi bien à la forme littéraire qu’à la musique elle-même. “Dans la musique ou la littérature, la philosophie ou la poésie, il y a des ritournelles qui étranglent ou qui émerveillent, qui étouffent ou qui enchantent“, écrit le philosophe. Ce que son livre explore, c’est donc ce jeu endiablé de la répétition, ce mouvement qui conduit un paysage perdu jusqu’à la reconnaissance de l’esprit ; une restitution en somme.
“Par son air obsédant ou entêtant, la ritournelle est un ‘fredon’ qui hante les textes, comme un revenant“. Grand admirateur de musique, comme l’éclaire un récent recueil de ses textes, L’enchantement musical (Albin Michel), le philosophe Vladimir Jankélévitch expliquait que la réexposition n’est jamais redite, que la répétition n’est pas ressassement, que le retour n’est pas reprise, que la ritournelle n’est pas rengaine. “Rien n’est plus nouveau qu’une musique reconnue“, renchérit Lasowski. Qui insiste plus loin : “La simplicité élémentaire d’une ritournelle, familière en apparence, offre le plaisir d’une rencontre étonnante, entre le déjà-connu et le toujours-nouveau“.
Dans leur livre Mille Plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari ont saisi le mieux la puissance conceptuelle de la ritournelle, qu’ils définissaient selon trois niveaux distincts. Le premier, “c’est lorsque l’enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant“. La chanson crée un “mouvement centralisateur“ dans un environnement chaotique. Le deuxième moment évoque une maison, un cocon familial. La chanson accompagne l’organisation familière d’un espace intime. Le mouvement est donc “centripète“ ; la mélodie est là pour aménager le foyer, l’organiser. Le dernier usage possible de la ritournelle est d’ouvrir vers l’extérieur : on entrouvre le cercle, on va soi-même au dehors, on s’élance. C’est un mouvement “centrifuge“, d’appel vers l’autre et d’ouverture vers l’ailleurs. La chanson est ainsi une avancée vers l’inconnu, comme une volonté de découverte ou d’aventure. Dans ces trois ritournelles différentes, comme autant de manières d’être au monde, se joue la même puissance interne de la chansonnette : cet air qui accompagne, en toute circonstance, les émotions humaines, dans un jeu de modulations, dont Aliocha Wald Lasowski cerne les mouvements infinis.
Aliocha Wald Lasowski, Le jeu des ritournelles (Arcades, Gallimard)
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