Dans un essai passionnant, la journaliste Pauline Le Gall scrute la représentation des amitiés féminines sur le grand et le petit écran.
C’est en interviewant pour Cheek Lisa Hanawalt, créatrice de la série d’animation Tuca and Bertie (Netflix), qui met en scène l’amitié entre une femelle toucan et une grive, que la journaliste Pauline Le Gall a eu l’idée de son premier essai, Utopies féminines sur nos écrans – les amitiés féminines en action. En cinéphile et sériephile, Pauline Le Gall y analyse la façon dont les écrans s’emparent -ou pas- de nos relations amicales et en quoi ce thème, souvent ignoré ou traité à mauvais escient dans l’histoire du cinéma et des séries, est en fait profondément politique.
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Un livre clair et passionnant, signé à la faveur d’un appel à projets pendant le confinement par les jeunes éditions Daronnes, qui s’appuie sur une importante base bibliographique et des heures de binge-watching (de Thelma et Louise à Insecure, en passant par Sex and the City, Pen15, Broad City ou Girls), et où l’autrice n’hésite pas à faire écho à ses propres expériences avec humour et distance, recréant dans son texte les conditions de ces amitiés féminines tant recherchées dans la fiction.
Pourquoi les amitiés féminines ont-elles longtemps été si peu représentées à l’écran ?
Je pense que les femmes ont eu moins l’occasion de raconter leurs histoires que les hommes. Si on prend l’exemple emblématique de Thelma et Louise, c’est parce qu’une femme était au scénario (Ndlr: Callie Khouri, qui a reçu pour le film l’Oscar du meilleur scénario en 1991) que cette histoire a vu le jour, et c’est aussi le cas pour toutes les séries dont je parle dans le livre, comme Broad City, Pen15, Tuca and Bertie ou Insecure. À mesure que les femmes ont plus de place, elles racontent de plus en plus ces amitiés qui sont centrales dans nos vies. À force de parler avec des femmes autour de moi, je me rends compte qu’il y a un fossé entre l’importance qu’ont ces amitiés pour les femmes et la façon dont elles sont représentées, en restant dans les marges ou en existant à travers des personnages secondaires.
De La Cérémonie de Claude Chabrol à Heavenly Creatures de Peter Jackson, certaines amitiés féminines sont mises en scène comme des relations potentiellement dangereuses ou destructrices, pourquoi ?
Pendant longtemps, il y a eu cette idée que les femmes étaient forcément rivales, c’est un produit direct du patriarcat. Les amitiés féminines dérangent. Dans La Cérémonie, ce sont deux femmes qui vont commettre un meurtre et elles ont donc un pouvoir -comme dans Thelma et Louise-, celui de se venger des hommes; ce pouvoir de vengeance, je pense que c’est quelque chose qui inquiète un peu ces derniers. Et puis derrière tout ça, il y a aussi la peur du lesbianisme. Le film de Peter Jackson a fait débat à l’époque, car c’est une histoire vraie et que les deux protagonistes ont dit que cette ambiguïté n’existait absolument pas dans leur relation, tandis qu’elle est montrée à l’écran. Il y a aussi un baiser dans La Cérémonie, d’ailleurs. Lesbianisme et danger sont vraiment mêlés dans ces deux films. L’idée à retenir, c’est que les femmes sont rivales, et que si elles s’unissent, elles deviennent potentiellement dangereuses.
Pourquoi la frontière entre amitié et lesbianisme est-elle parfois aussi ténue à l’écran ?
Pendant longtemps à Hollywood, avec le code Hays, il était interdit de représenter l’homosexualité de manière positive. Certains scénaristes ont joué le jeu et se sont attelés à la représenter de manière négative mais d’autres, qui étaient gays, ont déguisé des relations amoureuses en amitiés. Il est donc parfois compliqué de faire la part des choses lorsque l’on voit une relation entre deux femmes à l’écran.
Comment le cinéma a-t-il entretenu le mythe de la rivalité féminine ?
En ne montrant jamais d’amitié positive, ce qui a duré très longtemps, jusqu’à Girls même. On voit bien dans la série que ces femmes ne peuvent pas être toutes heureuses en même temps. Sinon, le ressort classique, c’est souvent une fille qui pique le mec de sa copine, des choses qui sont tellement habituelles en fiction qu’on ne les remarque même plus. C’est comme s’il ne pouvait y avoir qu’une seule femme dans un film. Mais cela change pas mal ces derniers temps, notamment avec des séries comme Crazy Ex-Girlfriend où deux femmes en rivalité pour le même homme vont devenir très amies. Et c’est finalement le personnage masculin qui va être mis dans les marges.
Les amitiés féminines à l’écran n’échappent pas non plus aux clichés racistes…
Ça en revanche, ça dure toujours. Ça se traduit souvent par le fait d’avoir un personnage secondaire qui n’a pas d’histoire propre, ou qui fait office de “token”. Cela avait été noté quand le film Moxie d’Amy Poehler est sorti en 2021, car tous les personnages racisés ou en situation de handicap y sont secondaires et n’ont pas vraiment d’arc narratif à elleux.
Qui change la donne aujourd’hui à ce niveau-là ?
La série la plus parlante pour moi, c’est Insecure de Harry Wilmore et Issa Rae, car elle est très populaire et s’adresse je pense en premier lieu aux femmes noires : on partage alors quelque chose de spécifique à leur expérience.
Qu’est-ce que crée le fait de mettre plusieurs femmes qui parlent entre elles à l’écran ? En quoi est-ce important de mettre en scène ces amitiés ?
Cela permet de parler de toutes les problématiques qui nous sont spécifiques, comme l’avortement, la santé mentale, d’ouvrir des espaces de parole. Sex and the city, qui a certes beaucoup de défauts, est par exemple une série qui, comme le notait déjà Iris Brey dans son essai Sex and the séries, parle de masturbation, de plaisir féminin, de plein de choses dont on n’avait peu ou pas parlé avant. Cela est rendu possible par cette image de quatre femmes autour d’une table qui parlent librement, sans hommes autour d’elles et qui peuvent s’exprimer comme elles en ont envie. Mais c’est aussi l’idée de pouvoir faire naître des images politiques de lutte, de montrer ce qui est possible de faire quand on s’allie. Je trouve ça toujours très empouvoirant de voir des femmes se réunir sans hommes.
L’avènement des séries a-t-il créé une opportunité sans précédent de montrer ces amitiés ?
Je dirais quand même que oui. Il y a eu plus de place pour les femmes dans les séries, cela leur a ouvert un nouvel espace. Surement parce que c’était moins prestigieux que le cinéma, au départ. Quelqu’un comme Shonda Rhimes a beaucoup fait pour représenter les amitiés féminines dans Grey’s Anatomy par exemple. Elle venait du cinéma, mais c’est à la télé qu’elle s’est épanouie. J’ai l’impression que ce temps long des séries permet aussi de faire évoluer ces amitiés et donc d’en avoir des représentations plus justes.
Quelles amitiés féminines reste-t-il à écrire et à montrer d’après toi ?
Il y en a plein. Beaucoup de personnes n’ont pas encore raconté leur histoire, je pense notamment aux amitiés entre femmes trans, qui sont un peu montrées dans Pose. Cette manière de faire famille autrement, comme l’évoque Tal Madesta à la fin de son essai Désirer à tout prix, j’ai l’impression que ce n’est pas encore très exploré. Pareil pour les personnages en situation de handicap ou les femmes au-delà de quarante ans -même si la série de Julie Delpy On The Verge s’y est attaquée dernièrement. Le chantier est encore très vaste, et ce serait bien que les décideur·ses aient envie de voir racontées des amitiés qui n’ont rien à voir avec ce qu’ils ou elles vivent au quotidien.
Pauline Le Gall, Utopies féministes sur nos écrans – les amitiés féminines en action (Daronnes), 18 euros. Pauline Le Gall sera présente lors de rencontres à Paris le 14 juin (Rerenga Wines) et à Brest le 17 juin (Refuge Royal).
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