Publié à titre posthume, “Les aveux de chair”, quatrième tome de l’“Histoire de la sexualité” rédigée par le philosophe à la fin des années 1970, explore et analyse la question du consentement sexuel chez les Pères de l’Eglise. Entretien avec Frédéric Gros, en charge de l’édition pour Gallimard.
Observateur méticuleux de son époque, Michel Foucault ne cesse d’interroger la nôtre. Plus de trente ans après la mort de son auteur en 1984, Gallimard publie Les aveux de la chair. Ce nouveau volume, paru vendredi 9 février, est le quatrième tome de l’Histoire de la sexualité initiée par le philosophe en 1976. Une œuvre qui, au-delà de la cohérence et de l’éclairage qu’elle apporte sur l’ensemble de son parcours intellectuel, résonne subtilement avec les débats actuels autour du consentement sexuel.
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“Mise en discours” de la sexualité
Titulaire d’une chaire au Collège de France, de 1970 et 1984, intitulée “Histoire des systèmes de pensée”, Foucault a scruté, analysé, et décrypté les rapports entre pouvoir et savoir qui régissent sociétés et discours. Si Surveiller et punir, étude sur les systèmes carcéraux et les structures de micro-pouvoir, parue en 1975, prolonge son engagement politique marqué à gauche, L’Histoire de la sexualité prend à rebours l’hypothèse répressive, héritée de 68, d’une sexualité étouffée et silencieuse. Même réprimé le sexe est bavard, l’interdiction fait discours. Et c’est cette capacité critique, parfois déroutante et inattendue qui rend l’œuvre de Foucault si populaire à l’époque et toujours nécessaire aujourd’hui.
En s’intéressant aux doctrines des Pères de l’Eglise (Clément d’Alexandrie, Saint Augustin), la « mise en discours » de la sexualité chez les premiers penseurs chrétiens, Les aveux de la chair révèle une importante littérature qui, loin d’enfouir la prétendue liberté païenne par une morale taciturne, s’appuie sur les préceptes antiques pour prohiber bien sûr, mais également évaluer et ordonner les relations entre les époux, les pratiques et les mœurs d’une chair qui interroge le rapport à soi, et forge la subjectivité de chacun.
Frédéric Gros, professeur de pensée politique à Sciences-po Paris, qui a établi l’édition de ce dernier volume, revient sur les enjeux d’une philosophie qui ose déconstruire et s’égarer pour mieux cibler les enjeux sociétaux qui sont les nôtres.
Michel Foucault est décédé avant d’avoir achevé ce quatrième tome de l’Histoire de la sexualité. En quoi est-il nécessaire pour la compréhension de l’ensemble de son œuvre de l’éditer aujourd’hui malgré son refus de publications posthumes ?
Frédéric Gros – Encore une fois, pour moi – mais c’est une appréciation personnelle – cette publication ne peut être considérée comme tombant sous la coupe de ce refus. Le manuscrit qui a servi de base à l’édition est parfaitement rédigé et a été envoyé à Gallimard pour être tapé dès 1982. Foucault du reste corrige partiellement le tapuscrit. Puis il suspend – mais n’annule pas – sa publication pour pouvoir faire paraître les tomes II et III de cette Histoire de la sexualité, en accompagnant ces volumes en 1984 d’un « prière d’insérer » dans lequel il annonce Les aveux de la chair comme « à paraître ». Tout indique donc, et Pierre Nora (directeur de la collection « Bibliothèque des histoires » chez Gallimard) le confirme, que Foucault aurait publié le texte si son état de santé lui avait permis de terminer les corrections du tapuscrit. Du reste, la lecture même du livre nous donne l’impression d’un ouvrage parfaitement maîtrisé de bout en bout et sans lacunes. C’est tout sauf un brouillon.
Quelle place occupe Les aveux de la chair dans son parcours intellectuel ?
Les aveux de la chair témoigne pour la première fois, de manière massive et éclatante, de l’intérêt qu’ont représenté pour Foucault les doctrines et les « techniques » chrétiennes, et particulièrement la lecture des Pères de l’Eglise. On a parfois l’impression que Foucault se contente dans ses cours au Collège de France (j’excepte évidemment celui qu’il prononce en 1980 – « Le gouvernement des vivants ») d’allusions vagues, de généralités floues. Ce livre permet une remise en perspective capitale : c’est l’étude du proto-christianisme qui a été à l’origine du tournant qui a orienté les recherches de Foucault d’abord vers l’étude des formes de gouvernementalité, puis vers celle des matrices de subjectivation, des techniques de soi, des formes historiques de la subjectivité. Et cette étude des doctrines chrétiennes a été longue, souterraine et continue : au moins de 1975 à 1982.
Qu’est ce qui vous semblait particulièrement intéressant dans cet ouvrage ?
Un des points pour moi décisif tient dans la manière dont ce livre se présente, mais de manière absolument implicite, comme une archéologie de la psychanalyse. De manière plus précise, il montre comment les techniques d’introspection, de lecture de soi, de verbalisation des mouvements les plus ténus de sa pensée ou de son désir à un autre (l’ancien, le directeur d’âme, etc.), mises en place dans les premiers monastères, forment une matrice de subjectivation qui sera bientôt diffusée largement par le biais des grandes pastorales. S’habituer à interroger l’origine de ses pensées (par qui me sont elles inspirées ?, jusqu’à quel point quand je pense, quand je veux ceci et cela je ne suis pas voulu par un autre ?) afin de déjouer les ruses du diable, s’obliger à faire de chacune des pensées qui nous traversent la matière d’un discours qu’on adressera à un autre afin de pouvoir en faire une analyse correcte, toutes ces pratiques répétées forment un pli de la subjectivité, qui, dans une forme évidemment laïcisée, structure aussi le sujet analysant.
“Jusqu’à quel point, quand je pense, quand je veux ceci et cela, je ne suis pas voulu par un autre ?”
Au-delà de l’apport intellectuel évident au regard de l’histoire de la philosophie, comment Les aveux de la chair peut-il offrir des pistes de réflexion sur les débats qui agitent notre époque (la question du consentement, notamment) ?
C’est vrai que Foucault travaille avec beaucoup d’intensité, en prenant appui essentiellement sur saint Augustin, ce concept de « consentement », mais à partir d’un déplacement par rapport à notre questionnement moderne qu’il peut être fécond de mesurer ou d’analyser. Car le problème chez saint Augustin n’est pas celui directement du consentement ou non au désir de l’autre, mais celui du consentement à notre propre désir, ou plutôt à cette part dans notre désir qui est involontaire (ce qu’il appelle la libido). Le consentement tel qu’il est étudié par Foucault n’est donc pas directement relationnel : il s’agit de cibler plutôt une complaisance intérieure par rapport à ses propres pulsions.
Pourquoi Foucault semble-t- il toujours autant d’actualité ? Est-il réellement devenu « un classique » depuis son entrée dans la Pléiade ?
Je pense que ce terme de « classique » est ambigu. S’il s’agit de dire que Foucault s’est imposé comme un « monument » intellectuel de la pensée moderne, c’est indubitable. D’après de pures études quantitatives, il est l’auteur le plus cité dans la production académique contemporaine. Mais s’il s’agit de dire qu’il est devenu une référence un peu poussiéreuse qu’on peut invoquer sans prendre le temps de le lire, alors il vaut mieux lui refuser ce statut. Foucault vit en effet par ses réactualisations perpétuelles, il est sollicité toujours davantage par les chercheurs et les intellectuels, mais comme grille de lecture de notre actualité plutôt que comme un garant lointain et prestigieux.
“Foucault est sollicité toujours davantage par les chercheurs et les intellectuels comme grille de lecture de notre actualité”
La pensée de Foucault est une réflexion en mouvement, processuelle, qui déconstruit, accepte de « s’égarer » pour révéler de nouvelles perspectives. Est-ce une méthode qui fait encore sens aujourd’hui ? Pourquoi ?
Cette méthode est pertinente déjà parce qu’elle témoigne du grand déplacement de la philosophie depuis Hegel et Marx : penser non pas des essences mais des processus (par exemple : le problème n’est pas de définir la sexualité mais de décrire le mouvement de sexualisation, etc.). Ce déplacement se retourne vers la pensée elle-même qui chez Foucault est une pensée en mouvement, une pensée qui ne cesse de s’interroger sur ses propres conditions et accepte le risque de penser autrement. Cette méthode fait pour moi particulièrement sens aujourd’hui parce que nous vivons des mutations anthropologiques fondamentales, entraînées par les nouvelles technologies, les nouveaux modes de vie, etc. La pensée doit donc « s’égarer » de ses repères traditionnels pour tenter de se retrouver à la verticale du présent et poser la question fondamentale : “qui sommes-nous aujourd’hui ?”.
Propos recueillis par Léa Casagrande
L’Histoire de la sexualité :
- t.I, La Volonté de savoir (1976)
- t.II, L’Usage des plaisirs (1984)
- t.III, Le Souci de soi (1984)
- t.IV, Les aveux de la chair (2018, posthume), Gallimard
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