“Une amitié conflictuelle” ; le bandeau “accrocheur“ posé sur le livre En terrain miné dit bien l’ambivalence dont son objet, une conversation entre les philosophes Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut, témoigne. Une ambivalence que l’un et l’autre défendent, préférant en assumer le prix et tenter de se situer, à la fois dans cette relation […]
Dans une conversation ardue, mais adoucie par la forme épistolaire, En terrain miné, les philosophes Alain Finkielkraut et Elisabeth de Fontenay mettent leur amitié à l’épreuve de la pensée politique. Si rien ne les rassemble, et tout les oppose, quelque chose résiste : la croyance dans la vertu de la dispute, comme une manière de se situer dans le monde.
“Une amitié conflictuelle” ; le bandeau “accrocheur“ posé sur le livre En terrain miné dit bien l’ambivalence dont son objet, une conversation entre les philosophes Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut, témoigne. Une ambivalence que l’un et l’autre défendent, préférant en assumer le prix et tenter de se situer, à la fois dans cette relation affective et dans le champ idéologique tendu dans lequel elle se déploie. Telle une clarification, de soi et de soi face à l’autre, face à l’ami, si proche, si différent.
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Ce que le livre tente de signifier, c’est au fond que tout ce qui sépare deux penseurs, les rapproche paradoxalement ; comme un défi et un jeu, faisant des mots le lien d’un partage rêvé mais impossible. Entre les deux termes a priori antinomiques – l’amitié, la conflictualité -, le livre préfère ne pas choisir, faisant de leur association le signe d’une combinaison possible entre l’affect et la guerre. Etre ami et s’opposer sur tout ou presque, c’est possible, quand bien même il faudrait s’entendre précisément sur le mot “amitié“, et admettre que sa définition est forcément fonction d’un système de valeurs que chacun s’applique à lui-même (pour certains, être ami avec un ennemi politique est injouable ; pour d’autres, l’amitié excède la question politique).
Amitié ou pièges ?
Cette double part affective et guerrière traverse ainsi de part en part le livre, dont la forme épistolaire adoucit, il est vrai, la violence de l’affrontement, par un effet de mise à distance et de réflexion à froid par le biais de l’écriture, soignée et articulée (ce qui change des pulsions agressives et caricaturales que la forme orale autorise trop souvent, surtout chez Finkielkraut).
Il y a donc deux manières d’affronter cette ambivalence en tant que lecteur extérieur d’un théâtre d’opérations et d’un règlement de comptes à ciel ouvert ; soit en saluant la puissance de l’amitié, capable de résister à tout ce qui voudrait l’affaiblir, y compris la rage des désaccords ; soit en mesurant le piège caché derrière l’affichage présomptueux des sentiments intangibles.
En dépit de la sincérité des deux philosophes, qui cherchent à nous convaincre en se convaincant eux-mêmes que rien n’altérera leur amitié et leur respect commun (certitude qu’il n’est évidemment pas question de contredire ; on veut bien les croire sur parole, et plus encore, se fier à leur parole), la lecture du dialogue reste surtout marquée par la force sombre d’un écart, dont on comprend mal en quoi il peut être comblé par les seuls sentiments. L’amitié préserve-t-elle à ce point de l’absence d’une cause commune, d’un effort partagé pour comprendre le monde ?
Son “féminisme d’un autre temps“
Leur amitié remonte au début des années 1980, au moment où Elisabeth de Fontenay admira l’essai de Finkielkraut, Le Juif imaginaire. Mais si leur complicité s’est depuis construite sur des réflexions partagées autour de l’histoire du judaïsme et d’une certaine idée du modèle universaliste républicain, mais aussi autour d’une inquiétude sur l’époque contemporaine et sur son hubris techniciste, une pléthore de sujets les oppose désormais radicalement. La définition du progrès, les tourments de l’identité, les nouvelles voies du féminisme, la question sociale, la question de la domination, le spectre de Pierre Bourdieu dans la compréhension du réel, la place de l’islam dans la société française, les délires antisémites de Renaud Camus, qui ne troublent nullement Finkielkraut, plus énervé par l’historien Patrick Boucheron (un écart d’appréciation qui signifie bien comment la pensée de Finkielkraut s’égare)… Les sujets évoqués au cours de la conversation sont tellement épais et nombreux que l’amitié pèse peu face à tant de différends.
A quoi tient alors ce sentiment d’un désarroi affectif, indexé à un durcissement des positions idéologiques face aux misères du présent ? Aux délires appuyés de l’un, de plus en plus adepte d’une vision conservatrice et néo-réactionnaire du monde (termes qu’il récuse dans le livre) ? Au raidissement de l’autre, de moins en moins prête à entendre les invectives de son ami en vrille ? Son refus de prendre en compte la question sociale, son rejet viscéral de l’histoire de France relue par Patrick Boucheron, sa défense simpliste de la galanterie, vieille lune et fantasme des féministes old school, défenseur de l’identité française, forcément rattachée aux mœurs du XVIIe siècle, sa volonté obstinée d’un retour en arrière face aux mutations de la famille… Frontale, Elisabeth de Fontenay reproche à son ami sa “complaisance dans une vision passéiste de l’état du monde que je tiens pour plus esthétisante qu’éthique ou politique“, son “pessimisme extrême quant à la modernité technicienne“, son “irritation vis-à-vis des nouvelles générations“, son “féminisme d’un autre temps“ ; son “absence de tourment à propos de l’identité nationale“…
Le livre ne révèle rien de très inédit de la pensée de l’un et de l’autre, sinon qu’il consolide les fondations de chacune, et en éclaire les reliefs. “Je n’écris pas pour dire ce que je pense, mais pour le savoir“, disait Emmanuel Berl. Comme Berl, les auteurs se découvrent un peu eux-mêmes, jusqu’à admettre que la cordialité n’autorise pas l’entente. Car le livre creuse ouvertement un écart politique irréconciliable, qui peut aussi se lire comme le symptôme d’une division profonde au sein de la société française, sur la manière de faire face au présent, de croire ou non en la possibilité d’un progrès social, de se projeter dans l’avenir, d’articuler les héritages d’un patrimoine et l’audace de la création, de discuter et de se disputer… Le terrain est ici trop miné pour donner l’illusion d’une réconciliation à venir. Mais, ce dont la conversation témoigne, malgré elle, c’est que n’avons peut-être pas d’autre choix, en dehors de la guerre, forcément inévitable, que de se raccrocher à l’horizon de la réconciliation, aussi imaginaire fût-elle.
Jean-Marie Durand
Elisabeth de Fontenay, Alain Finkielkraut, En terrain miné (Stock, 266 p, 19,50 euros)
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