Comment lutter efficacement contre Eric Zemmour ? Dans Le venin dans la plume (Ed. La découverte), l’historien et directeur d’études à l’EHESS Gérard Noiriel prend cette question au sérieux, et avance quelques pistes pour opposer un contre-discours à la logique identitaire.
Il n’y a pas si longtemps, le discours raciste, sexiste et homophobe d’Eric Zemmour était cantonné à la marge. Désormais, il s’est démultiplié dans la presse écrite et audiovisuelle, jusqu’à produire un désagréable effet de larsen. Longtemps chroniqueur sur iTélé (dans l’émission Ça se dispute), RTL (Z comme Zemmour) ou encore On n’est pas couché, il ouvre désormais une “convention de la droite” taillée sur mesure pour Marion Maréchal. Comment a-t-il pris autant de place ? En comparant les écrits du polémiste, dont chaque nouvel ouvrage est un succès de ventes, à ceux du pamphlétaire antisémite de la fin du XIXe siècle Edouard Drumont (auteur de La France juive en 1886, premier best-seller de l’histoire de la IIIe République), l’historien Gérard Noiriel (auteur d’Une Histoire populaire de la France), apporte des éléments de réponses, en mettant en évidence les règles d’une histoire identitaire. Dans Le venin dans la plume, un essai qui prolonge la tribune qu’il a publiée dans Le Monde en septembre 2018, il tente de “comprendre pourquoi les polémistes comme Zemmour ont, au final, toujours raison, alors qu’ils bafouent la raison”. Entretien.
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Cent-trente ans séparent Edouard Drumont d’Eric Zemmour. Leurs époques, comme leurs idéologies, diffèrent. Qu’est-ce qui rapproche selon vous l’inventeur de l’antisémitisme moderne du polémiste islamophobe, au point que vous ayez entrepris d’en faire une étude comparative ?
Gérard Noiriel – Ce livre s’inscrit dans la continuité de nombreuses recherches. J’avais travaillé sur Drumont pour mon livre, Immigration, antisémitisme et racisme en France, et j’avais repéré chez lui une stratégie qui consistait à faire scandale pour pouvoir exister dans l’espace public. Evidemment, c’est quelque chose que l’on retrouve chez Éric Zemmour : depuis vingt ans, sa stratégie consiste à enchaîner les procès et les polémiques. Je suis parti de ce simple constat, sans préjuger de la suite. Mais en lisant ligne à ligne leurs écrits respectifs, j’ai été frappé par des points communs qui allaient bien au-delà de ce que je présumais. Sur la forme, Zemmour ne peut pas écrire comme Drumont, car des lois répriment désormais le racisme. Mais il faut aller plus loin. Dans L’Archéologie sur savoir, Michel Foucault distingue la couche superficielle des échanges que l’on peut avoir tous les jours, de leurs règles de “grammaire” sous-jacentes. C’est à ce niveau que se situent les grands points communs entre Zemmour et Drumont. Ces mêmes règles fonctionnent encore aujourd’hui.
Mais qu’est-ce qui a déclenché votre envie de consacrer un livre entier à Éric Zemmour, ce polémiste contemporain, en tant qu’historien ?
D’abord, je suis un historien de l’immigration, et c’est son fonds de commerce ! Quand il a écrit son premier livre, j’en avais déjà écrit trois ou quatre sur le sujet. Mais c’est surtout par rapport à ce qu’il dit sur mon métier dans son dernier livre, Destin français, que j’ai voulu lui répondre. Je viens d’un milieu plus modeste que le sien, j’ai payé le prix fort en termes de sacrifice et d’années de travail pour accéder au “monde savant”. Or dans son introduction il écrit que les historiens professionnels suivent une “logique mafieuse”, “tiennent les manettes de l’Etat”, sont des “nouveaux prêtres”… Jusqu’à quand allons-nous nous laisser faire sans répliquer ?
Tous les populistes au pouvoir aujourd’hui combinent nationalisme et anti-intellectualisme, et la première chose qu’ils font, c’est de supprimer des postes dans la recherche en sciences sociales. Drumont articulait déjà une haine des universitaires à un nationalisme antisémite qui a débouché sur Vichy. Et la première chose qu’a faite Pétain, c’est de s’attaquer aux durkheimiens, les sociologues de l’époque. Je veux attirer l’attention de tous ceux qui combattent l’extrême droite actuelle : il faut défendre l’autonomie de notre profession, il faut réagir, et il faut adapter nos outils à l’époque. Il y a une dimension populaire dans l’anti-intellectualisme. Toute la difficulté est là : continuer le combat contre le racisme, sans jouer les professionnels de la morale. C’est pourquoi je ne diabolise pas Zemmour – on a vu ce que la diabolisation de Le Pen a donné.
Dans leurs trajectoires biographiques, décelez-vous des points communs qui pourraient expliquer la vocation pamphlétaire d’Edouard Drumont et d’Éric Zemmour ?
La société était très différente, mais on a là deux profils issus d’un milieu relativement populaire, éloigné du monde intellectuel, mais qui a de fortes aspirations. Drumont et Zemmour rêvent au départ tous les deux d’être écrivains, mais ils rencontrent des obstacles. Le père de Drumont tombe malade, et il est obligé de travailler. Zemmour échoue à l’ENA, ce qui le traumatise, car l’image que l’on se fait de l’élite quand on vient des classes populaires est idéalisée. Ils ont une très haute idée d’eux-mêmes, et une sorte de ressentiment, de volonté d’accéder malgré tout aux hauteurs par d’autres moyens. La culpabilité que vous ressentez quand vous accédez à un monde qui n’est pas le vôtre, ni celui de votre famille, peut être mauvaise conseillère.
“Zemmour est un populiste : il utilise ses origines de classe pour discréditer les arguments de ses adversaires”
Éric Zemmour utilise souvent ses origines populaires pour se dire victime de “mépris de classe” lorsqu’il est critiqué. Pourquoi cet argument vous touche-t-il particulièrement, et vous met-il en colère ?
Pour moi, quand Zemmour parle de “mépris de classe”, c’est typique du populisme. Par ce mot, je n’entends pas la défense des intérêts des classes populaires, ni la mise en cause des privilèges, mais des usages du peuple que font les élites pour régler leurs conflits internes. En cela, Zemmour est un populiste : il utilise ses origines de classe pour discréditer les arguments de ses adversaires. C’est la logique identitaire. Ses adversaires universitaires étant pour la plupart des enfants des CSP +, il a un argument très efficace. Au lieu de s’en prendre à ceux qui manipulent réellement le mépris de classe, c’est-à-dire la grande bourgeoisie, Drumont et lui désignent des ennemis de substitution. Chez Drumont, ce sera le juif, et chez Zemmour, centralement, ce sera le musulman, celui qui “nous” menace – un “nous” Français, et pas un “nous” populaire.
Pour vous, ce n’est pas sur le plan des idées que Zemmour est redevable à Drumont, mais sur le plan de la “grammaire”. En les étudiant dans le texte, qu’est-ce qui vous a sauté aux yeux ? Quel est le fil qui les relie ?
Il y a une matrice commune, que j’appelle une histoire identitaire nationaliste. Dans leurs livres, ce ne sont pas des individus qui sont pris en compte, mais des personnages. La France est un personnage, qui a une identité immuable à travers le temps, et cette identité est structurée par la religion catholique. C’est textuellement ce que je montre – car tout ce que je dis est fondé sur leurs livres, et je précise que je ne me suis pas amusé en lisant leurs œuvres complètes… Nous sommes donc face à des romans qui se présentent comme savants, et qui jouent sur la rhétorique de la science. La rhétorique, c’est l’art de persuader, et ils sont très forts en la matière. Ils ont un véritable talent que nous, chercheurs, n’avons pas.
Zemmour va jusqu’à reprocher aux historiens de travailler sur les Français, et pas sur la France ! Comme si on pouvait faire l’un sans l’autre ! Dans leur récit, ce personnage – la France – est en décadence. Ils utilisent ensuite un ressort universel : la crainte de la mort. Et l’ennemi qui menace, c’est celui qui n’est pas de la bonne religion : le juif à l’époque, le musulman aujourd’hui. Drumont, comme Zemmour, s’appuient sur des faits divers biens connus de tous pour argumenter. C’est ainsi que La France juive, qui paraît en 1886, est le premier best-seller de l’histoire de la IIIe République…
Pourquoi le clivage identitaire s’est-il substitué au clivage de classe ?
Il y a une grosse responsabilité de la gauche sur le plan politique depuis les années 1980. L’abandon des classes populaires, lié à la crise, a fait décliner le discours social. Des gens qui étaient victimes d’ostracisme se sont positionnés sur ce terrain. Pour polémiquer sur le plan identitaire, il faut être deux. Et les médias mettent en avant les uns et les autres. Le discours identitaire est toujours porteur, à toutes les époques…
C’est la raison pour laquelle le philosophe Henri Pena-Ruiz déclare, récemment à l’université d’été de LFI, qu’on a “le droit d’être islamophobe” ?
Il faut tout mettre à plat. Historiquement, la gauche socialiste n’ayant plus la capacité d’être forte sur le plan social, elle s’est elle-même repositionnée sur les luttes identitaires, avec SOS Racisme par exemple. Puis, ayant été aussi dominée sur ce champ par la droite, elle s’est repositionnée sur la laïcité. C’est devenu un fourre-tout confus dans la tête de beaucoup de gens. La stratégie de la droite aujourd’hui c’est de mettre en concurrence les bonnes causes.
Au-delà des individus Zemmour et Drumont, vous mettez d’ailleurs en cause le système médiatique qui participe à leur banalisation…
Oui ! Drumont a été malin, il savait comment faire scandale : en provoquant des duels au bois de Vincennes ou au bois de Boulogne. Il a donc insulté copieusement, ad hominem, ses adversaires pour qu’ils soient obligés de l’affronter pour défendre leur honneur. C’est ce qui s’est produit, et son duel avec le directeur du Gaulois, Mayer, a fait la Une de tous les journaux, même ceux qui ne voulaient pas parler de son livre, qu’ils considéraient comme un tissu d’insanités…
“Il faut faire des connexions avec des artistes, des écrivains, des cinéastes, capables de construire des langages que nous ne maîtrisons pas”
De la même manière qu’à l’ère d’internet, les clashs d’Éric Zemmour à la télé font l’objet d’une multitude d’articles…
C’est la raison pour laquelle je dis qu’ils sont la part sombre de la République. Tous deux ont percé dans des périodes de fortes mutations de l’espace médiatique. Quand vous êtes dans un enjeu de concurrence, avec l’épée de Damoclès des audiences, vous devez parler de lui. Ces registres ont bouleversé l’économie des médias.
Vous dites même que Zemmour est “un bon publicitaire”.
Oui. Pourquoi sa stratégie marche ? Il ne faut pas oublier que Drumont et lui émergent à des époques de crise économique, de chômage, de déclassement. Les gens ont alors en eux un ressentiment très fort, et cherchent désespérément des discours qui nomment leur haine, et qui leur apparaissent comme dissidents. C’est pourquoi les pamphlétaires se disent victimes de la pensée unique, persécutés parce qu’ils disent la vérité. Comment contrer cela ? On ne peut pas le faire uniquement avec des arguments rationnels.
Comment leur résister, alors ? Faut-il aller leur porter la contradiction dans les arènes médiatiques ?
Je ne ferai pas de débat avec Éric Zemmour, ce serait inutile. J’ai vu des collègues le faire, comme Patrick Weil par exemple. Ils en sortent frustrés. On ne parle pas la même langue, on ne peut pas expliquer en trente secondes à la télévision vingt ans de travail sur l’histoire des migrations. Dénoncer les erreurs factuelles dans leurs discours et leurs livres est important, mais c’est limité. J’ai fait une thèse sur l’histoire des migrations car au début des années 1980 le score de Le Pen commençait à monter. Mais il faisait moins de 5 %. Je ne peux pas considérer que ça a été efficace.
Il faut travailler sur notre propre milieu, faire de l’éducation populaire, trouver des langages qui ne soient pas celui du prof. Dans mes projets avec l’association DAJA, il y a du rap, des musiciens, du théâtre… Si vous venez avec vos petites lunettes d’intellos, vous toucherez toujours les mêmes. Il faut faire des connexions avec des artistes, des écrivains, des cinéastes, capables de construire des langages que nous ne maîtrisons pas.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Le venin dans la plume. Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la République, de Gérard Noiriel, éd. La découverte, 252 p., 19€
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