Dans un premier album renversant, Sainte-Victoire, la musicienne Clara Luciani célèbre sa guérison après une rupture douloureuse. Portrait.
Son accent est à peine perceptible, pas de quoi laisser deviner ses origines provençales. Clara Luciani, pourtant, n’est “pas peu fière” de mentionner qu’elle a passé un bout de sa vie à Septèmes-Les-Vallons, à la limite des quartiers nord de Marseille. C’est la ville de Zidane et, si elle n’est pas du tout fan de foot, elle aime bien “le mec”. La Provence, la jeune chanteuse lui rend aussi hommage à travers le titre de son premier album, Sainte-Victoire. Du nom de cette montagne devant laquelle elle est si souvent passée, plus jeune, et que Cézanne a célébrée avant elle. Mais “Sainte-Victoire”, il faut aussi le prendre au sens littéral. Ce disque, Clara Luciani l’a écrit pour guérir d’une histoire d’amour. De celles qui finissent mal, de celles qui laissent des traces mais surtout, qui font grandir d’un coup. “J’ai l’impression que je n’aimerai plus jamais comme ça… Et tant mieux! Je me suis vraiment perdue, j’ai lâché le fil. À l’époque, je ne faisais même plus de musique. Aujourd’hui, je ne laisserais plus jamais un garçon me faire oublier ce pourquoi je suis faite.” Clara Luciani ne mâche ni ses mots, ni cet appétissant muffin ramené du Starbucks par son attaché de presse, qu’elle laisse se dessécher devant elle par politesse. Elle raconte son histoire avec cette voix singulière qui est la sienne, ce timbre mélancolique, beau à pleurer, qui rend tout un peu grave malgré ses sourires larges. Car Clara Luciani rit beaucoup, d’elle-même surtout, et même lorsqu’elle se replonge dans les souvenirs douloureux. C’était il y a trois ans, elle s’est fait larguer par texto pendant les vacances d’été. “Sur le coup, je me suis dit que j’allais mourir mais en fait, c’est le meilleur truc qui me soit arrivé!”
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Secouée, la jeune femme s’enferme chez ses parents, dans la petite pièce où son père, musicien amateur, entrepose ses instruments. Pendant quinze jours, elle ausculte son malaise, enfonce le couteau dans la plaie, plonge tête la première dans la noirceur de ses sentiments. Le premier morceau qu’elle écrit s’appelle À Crever. Elle doute. “Je me suis demandé si j’aurais cette impudeur-là, de monter sur scène pour dire ‘j’ai mal’. Et puis… je l’ai fait”, s’étonne-t-elle encore, dans un éclat de rire, de sa propre hardiesse. Monter sur scène, Clara Luciani l’a d’abord fait pour elle, cela ne fait aucun doute. Mais elle l’a aussi fait pour son père d’une certaine façon, qui joue de la guitare et de la basse, mais enfile un costard tous les matins pour assurer un job d’employé de banque qui ne le passionne guère. Et qui a répété à ses enfants sur tous les tons, “faites ce que vous avez envie de faire, ne faites pas comme moi”. Le message est apparemment plutôt bien passé puisque la sœur aînée de Clara Luciani est aussi devenue musicienne. Elle s’appelle Ehla et collabore notamment avec Grand Corps Malade. Les deux sœurs ont appris à chanter en accompagnant leur papa, et mènent aujourd’hui leur carrière en parallèle. Si Clara Luciani sort son album ces jours-ci, Ehla se trouve elle aussi en bonne voie, avec plusieurs singles remarqués et des dates un peu partout en France. Clara Luciani est la première des deux à être partie vers Paris, quand elle avait 19 ans (elle en a 25 aujourd’hui): “Quand je leur ai dit ‘bon bah du coup on va faire comme on a dit, je prends ma guitare et je vais poursuivre mes rêves, salut’, ça a quand même jeté un froid”, admet-elle.
Parce qu’il y a toujours eu plein de livres chez elle, Clara Luciani a développé un talent quasi littéraire pour l’écriture de ses chansons.
“Vachement couvée”, Clara Luciani a quitté du jour au lendemain ce cocon familial bienveillant et épanouissant, où elle a développé aussi bien son goût pour la musique que pour la littérature. Elle décrit ses parents comme des gens très curieux, qui n’ont jamais roulé sur l’or mais pour qui financer la culture a toujours été une priorité. “C’était important pour eux de me faire la courte-échelle pour que j’aille plus haut”, dit-elle en usant d’une de ces métaphores dont elle abreuve ses morceaux. Parce qu’il y a toujours eu plein de livres chez elle, Clara Luciani a développé un talent quasi littéraire pour l’écriture de ses chansons. Elle est flattée qu’on le lui dise, devient presque aussi rouge que son pull. Elle assure que l’écriture et la lecture sont deux passions aussi “dévorantes” pour elle que la musique. Quand elle aime, là encore, c’est la boulimie, la fusion. Elle a par exemple découvert Annie Ernaux l’année dernière, et a immédiatement acheté l’intégrale. “J’avais besoin de tout connaître d’elle, de l’ingérer presque.” Le revoilà, le Monstre d’amour. Qui aime d’ailleurs avec la même ferveur Anaïs Nin, Colette ou George Sand. Des femmes monumentales qui occupent les meilleures places dans le Panthéon littéraire de la musicienne.
© Manuel Obadia-Wills
Côté icônes soniques, la sainte-trinité de Clara Luciani est composée de Nico, Patti Smith et PJ Harvey. “C’est pas des minaudeuses, explique-t-elle à propos de ses modèles, elles ne sont pas là pour faire joli, mais parce qu’elles ont des convictions, un talent brut.” C’est un garçon, quand elle était enfant, qui lui a fait découvrir le rock, notamment le Velvet et les Stones. Avant ça, elle écoutait surtout Britney Spears, “comme n’importe quelle fille des 90’s qui se respecte”. Complètement autodidacte, Clara Luciani a commencé à jouer de la musique toute seule à l’âge de 11 ans. Elle raconte avoir vendu tous ses jouets sur un vide-grenier pour s’acheter une guitare électrique rouge. À l’époque, le geste était spontané. C’est bien plus tard, alors qu’elle a pris la route seule avec son ingénieure du son, qu’elle a perçu ce qu’il pouvait contenir de transgressif. “On était accueillies dans les salles de concerts comme des benêtes, en mode ‘vous voulez qu’on vous montre comment on branche une multiprise?’. Parfois, des gens trouvaient ça limite extravagant qu’une femme joue de la guitare électrique”, relate-t-elle, sidérée. Cette expérience de tournée en binôme féminin sonnera sa prise de conscience.
“Ça devrait être naturel de s’encourager, de se porter les unes, les autres.”
Aujourd’hui, elle l’affirme haut et fort: homme ou femme, tout le monde se doit d’être féministe, “mais les musiciennes encore plus”. Elle est encore visiblement révulsée par la “tribune des 100” et a du mal à comprendre pourquoi certaines femmes ont souhaité faire entendre leurs divergences, plutôt que de s’unir aux autres dans un moment historique comme celui de #MeToo. Et surtout, elle ne comprend pas le propos: “On a le droit de draguer, de séduire, c’est génial, j’adore ça, mais on n’a pas le droit d’importuner une femme, bien sûr que non.” D’une manière générale, Clara Luciani aimerait davantage de sororité entre femmes, notamment musiciennes. “Ça devrait être naturel de s’encourager, de se porter les unes, les autres.” Parmi celles qui la soutiennent, elle cite Juliette Armanet, qui lui envoie régulièrement des messages d’encouragement. Cette dernière l’a aussi invitée récemment à faire sa première partie à l’Olympia. On lui demande ce que ça fait, de jouer sur une scène aussi mythique. “En fait, c’était la septième fois!”, nous apprend-elle avant d’évoquer ses premières parties de Bernard Lavilliers ou des Insus. “Maintenant, j’attends juste d’avoir mon nom en gros devant”, plaisante-t-elle. Ce jour-là, la Sainte-Victoire sera tout à fait consommée.
Faustine Kopiejwski
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