Parce que changer de voie professionnelle est de plus en plus courant chez les trentenaires, Clara Deletraz et Béatrice Moulin proposent des formations pour bien réussir son switch. Interview.
Elles ont toutes les deux 31 ans et aucune n’a connu un parcours professionnel linéaire. Finance, marketing, communication pour Béatrice Moulin. Grands groupes, cabinets ministériels et incursion dans la French Tech pour Clara Deletraz. En 2015, les deux jeunes femmes, qui ne se connaissent pas encore, sentent bien qu’elles tournent autour du job et décident de suivre la formation Koudétat de The Family, un programme d’accompagnement à la création d’entreprise. C’est là qu’elles se rencontrent et réalisent que leurs aspirations sont proches. “J’ai toujours voulu donner du sens et de l’impact à ce que je faisais, se souvient Clara Deletraz. Et j’avais aussi envie de monter ma boîte sans savoir dans quoi.”
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Petit à petit, leurs cheminements respectifs amènent les deux trentenaires à quitter leur boulot, bien qu’elles n’aient encore aucun projet commun. “Pendant la formation Koudetat, Oussama Amar nous avait conseillé de réfléchir à un problème qu’on rencontrait dans notre quotidien plutôt qu’à un service à offrir. Et toutes les deux, on butait sur l’orientation professionnelle, poursuit Béatrice Moulin. On se sentait insatisfaites et incomprises, on ne trouvait pas les outils adaptés aux questions qu’on se posait.” Elles découvrent alors que “70% des 18-35 ans ne se reconnaissent pas dans leur job” et voient se multiplier autour d’elles les CDD, les contrats en free-lance et les personnes multi-actives. “Un tsunami”, résument-elles.
“On veut construire un écosystème qui permette aux switcheurs de réussir la transition et de ne pas tout plaquer à l’aveugle.”
“Je crois qu’on s’est associées sans même vraiment se le dire, sourit Béatrice Moulin. À la rentrée, on s’est mises à échanger régulièrement sur toutes les mutations du monde du travail et trois mois plus tard, on signait les papiers du Kbis (Ndlr: l’acte de naissance d’une entreprise).” Le thème du switch professionnel leur semble évident, tant il se banalise chez les moins de 40 ans. L’idée de leur collectif, Switch Collective, est donc de proposer un accompagnement aux personnes qui suivent leur programme de conférences et d’events -comme Pitch your switch, où des gens viennent raconter en quelques minutes comment ils ont fait le grand saut. L’humoriste Kee-Yoon, ancienne avocate devenue humoriste, faisait partie des premiers intervenants. “On n’est pas coaches, insiste Clara Deletraz, ce qu’on veut, c’est construire un écosystème qui permette aux switcheurs de réussir la transition et de ne pas tout plaquer à l’aveugle.” Une idée apparemment séduisante, puisqu’en quelques semaines d’existence, elles remplissent déjà leur programme pilote. Elles ont accepté avec enthousiasme de répondre à notre interview “Switch”.
Le jour où vous avez switché?
Béatrice Moulin: Moi j’ai fait un premier job-out raté (Rires). L’hiver dernier, après des jours et des jours à penser à ma démission, j’ai sauté le pas avec un immense soulagement. Sauf qu’un mois plus tard, j’étais toujours seule face à ma feuille blanche, sans savoir ce que j’allais faire, et rattrapée par la contrainte financière. J’ai repris une mission qui a duré jusqu’à l’été: c’étaient les six mois qu’il me manquait pour préciser le projet de Switch Collective.
Clara Deletraz: Moi aussi j’ai plutôt raté ma sortie, puisque j’ai quitté mon job à la French Tech au printemps dernier pour monter un site pour crowdsourcer les représentants aux élections. Mais nous nous sommes séparés avec mes associés. Et finalement, c’est dans Switch Collective que j’ai trouvé le fameux pourquoi que je cherchais pour me lancer. Ce projet fait sens sur tous les aspects.
© Jérôme Cuenot pour Cheek Magazine
Sommes-nous une génération de switcheurs?
BM: On entre dans une ère du switch. Avant, on était dans des voies toutes tracées, il fallait rentrer dans une case à tout prix. Aujourd’hui, on crée nos cases et la seule boussole, c’est oser prendre le risque ou non. Avoir les meilleures notes partout n’est plus la qualité principale requise dans le monde du travail, il y a un vrai changement dans les mentalités.
CD: Je n’aime pas le terme de génération car une classe d’âge n’est pas homogène, et s’épanouir au boulot ne doit pas être réservé à un microcosme privilégié: tout le monde mérite un parcours qui lui correspond. Je vois plutôt une rupture entre les plus de 40 ans et les moins de 40 ans qui n’envisagent pas du tout leur vie professionnelle de la même manière.
C’est quoi un switch réussi?
CD: C’est quand tu sais ce qui est important pour toi et que tu es en phase avec ça. L’ère du switch est l’ère du sur mesure, on invente notre propre définition du succès, sans se la laisser dicter par l’école ou la famille.
BM: On peut réussir son switch en restant dans la même boîte. Le principal, c’est de façonner sa trajectoire en y trouvant du sens.
Switcher, c’est kiffer ou galérer?
BM: C’est kiffer dans la galère! (Rires.) L’objectif de Switch Collective est d’aider ceux qui le souhaitent à tracer leur voie dans une société qui est uniquement conçue autour du CDI.
CD: On aimerait que switcher, ce soit davantage de kif et moins de galère. Mais retrouver sa liberté, c’est aussi porter un fardeau énorme: on en fait quoi? Notre projet a une dimension politique, on ne veut pas d’une société à deux vitesses où seule une minorité kiffe.
© Jérôme Cuenot pour Cheek Magazine
Les femmes switchent-elles mieux que les hommes?
BM: Ce qui est certain, c’est que les femmes se posent plus de questions, comme le rappelle souvent Sheryl Sandberg. Les mecs ont plus tendance à foncer. Le modèle qui prédominait jusqu’alors dans nos sociétés, c’était la rationalité et la formation type ingénieur. Aujourd’hui, on valorise davantage la créativité et l’empathie, des qualités qu’on a culturellement associées aux femmes, et ça peut les aider.
CD: Notre programme est mixte mais c’est vrai qu’on a une légère majorité de femmes. C’est possible que les femmes, grâce au switch, reprennent le pouvoir dans un monde du travail où elles ont encore du mal à trouver leur place. Forcément, quand tu ne te retrouves pas dans un modèle, tu le remets en question.
Le switch qui vous fait rêver?
CD: J’ai été marquée par le parcours d’Al Gore, qui a eu une longue carrière politique aux États-Unis avant de se consacrer à la sensibilisation aux questions climatiques. Il reconnaît lui-même qu’il n’a jamais eu autant d’impact sur la vie publique que depuis qu’il a arrêté la politique. Preuve qu’on peut se renouveler en gardant le même moteur mais en trouvant une façon qui nous correspond davantage de le mettre en marche.
BM: Moi j’aime les projets nés de la serendipité, lorsque quelque chose prend tout son sens a posteriori. Je crois que ça me parle parce que jusqu’ici, j’ai fait des métiers qui n’avaient aucun rapport les uns avec les autres, et je ne comprends la cohérence de tout ça qu’aujourd’hui. C’est magique quand tout prend sens.
Propos recueillis par Myriam Levain
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