Pour conjurer une catastrophe climatique et écologique, des courants de pensée émergent ou se rénovent. En voici quelques-uns, du survivalisme à la philosophie de la relation, associés à des livres et à des films qui stimulent l’imaginaire politique.
Fin juin, le record absolu de température a été battu en France (45,9°C). La Terre est en passe de connaître les cinq années les plus chaudes jamais répertoriées. Et la sixième extinction de masse a déjà commencé. La pression exercée par ce contexte sur notre quotidien oblige à réfléchir aux moyens d’“étonner la catastrophe”, comme disait Victor Hugo. Ces dernières années, des courants de pensée novateurs ou rénovés ouvrent la voie, et inspirent des fictions romanesques ou cinématographiques post-apocalyptiques qui permettent d’envisager l’avenir sur de nouvelles bases. Ils stimulent nos imaginaires politiques, et constituent une boîte à outils pour s’extraire du présentisme (ce régime d’historicité qui voudrait nous enfermer dans un présent interminable). Nous en avons répertorié quelques-uns, de l’écologie radicale à l’écoféminisme.
Oubliez Yannick Jadot et l’écologie politicienne. Courant critique du mouvement écologiste, l’écologie radicale, ou profonde, ne date pas d’aujourd’hui. Très tôt, des voix minoritaires ont manifesté un souci de la nature, d’Henry D. Thoreau à William Morris, en passant par Elisée Reclus, comme l’explique Serge Audier dans La société écologique et ses ennemis (La Découverte, 2019). Cette tendance, marginalisée et oubliée, réapparaît sous d’autres formes. En France dans les années 1970, le dessinateur et journaliste polémiste Pierre Fournier, fondateur du premier journal écolo français – La Gueule ouverte, en 1972 – en fait partie. Deux livres lui ont récemment été consacrés par Les Cahiers dessinés : Bon Dieu ! Ca fait plaisir de respirer un peu l’air du pays, et Fournier, face à l’avenir, de Diane Veyrat. Dans son journal, Fournier proclame “la subversion par le mode de vie”, et affirme que face à la “révolution écologique”, “les autres ne sont que des réformettes”.
Cette écologie révolutionnaire appelle un changement de vision globale : pour éliminer la domination de l’humain sur la nature, il faut éliminer la domination entre les humains eux-mêmes. Elle est donc nécessairement sociale, ce qui donne naissance à l’écosocialisme ou à la décroissance, qui milite pour la déconstruction de la société industrielle.
Qui c’est ?
L’écologie radicale est indifférente aux idoles. Difficile de trouver un seul représentant de ce courant. Citons Murray Bookchin (1921-2006), figure de proue de l’anarchisme et de l’écologie aux Etats-Unis. Son influence est grandissante aujourd’hui dans le monde entier. Il a développé les concepts de société d’abondance, les possibilités libératrices des technologies, et la formation d’écocommunautés décentralisées. André Gorz, dont un long entretien avec François Noudelmann, réalisé en 2005, vient de paraître (Penser l’avenir, La Découverte), est l’un des principaux théoriciens de la décroissance. Plus récemment, la militante écosocialiste Corinne Morel-Darleux, a fait paraître un essai stimulant au titre évocateur, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Réflexions sur l’effondrement (Libertalia).
La trilogie MaddAddam, de Margaret Atwood, publiée entre 2003 et 2013. Celle-ci (composée du Dernier homme, du Temps du déluge et de MaddAddam) se termine en utopie dans laquelle des militants écologistes radicaux (les “Jardiniers de Dieu”) vénèrent tous les êtres vivants.
Un film :
Night Moves, de Kelly Reichardt (2014). Des militants écolos à l’assaut d’un barrage. Le film noir d’une profonde intelligence. Lire notre critique.
La collapsologie
« Melancholia » de Lars von Trier (2011) (Les Films du Losange)
Qu’est-ce que c’est ?
La collapsologie est un courant très en vogue aujourd’hui, notamment grâce au livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (2015). Une organisation écologiste qui prône l’action directe non-violente, Extinction Rebellion, a vu le jour de son sillon. Ce jour-là, Pablo Servigne déclarait, en référence à Greta Thunberg : “Greta a eu raison de dire, lorsqu’elle s’est rendue à Davos : ‘Je ne veux pas de votre espoir, je veux que vous paniquiez’. […] Nous sommes la dernière génération à pouvoir changer les choses. On va nous faire porter le chapeau, nous criminaliser. Mais nous devons rester intelligents, sensibles, à l’écoute. Nous sommes un mouvement de légitime défense, le système immunitaire de Gaïa qui se réveille”.
Cette théorie de l’effondrement de la civilisation industrielle (d’ici 2030), qui envisage des moyens de s’adapter à un monde bouleversé – par l’entraide et le respect du vivant notamment – est l’héritière de plusieurs penseurs. Comme l’explique le philosophe Gérard Amicel, auteur de Que reste-t-il de l’avenir, “tous ces discours contemporains sur l’effondrement sont une reformulation du discours catastrophiste d’Hans Jonas dans Le Principe responsabilité (1979), ou de Jean-Pierre Dupuy dans Pour un catastrophisme éclairé (2004)”. Minorité active qui pense inlassablement l’effondrement, les collapsologues ne font pas consensus dans les milieux écologistes. Dans une interview aux Inrocks, l’écrivain de science-fiction Alain Damasio qualifie cette “idéologie de l’effondrement” de “parareligieuse”. L’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz lui reproche de négliger la dimension politique. Un article du dernier numéro de la revue du Crieur interroge aussi les impensés politiques de ce courant.
Qui c’est ?
A force de conférences et de livres de pédagogie, Pablo Servigne, essayiste, ingénieur agronome et docteur en biologie est devenu la figure de proue de ce courant. Ses prises de parole sont très écoutées. Le jeune militant Julien Wosnitza a publié, dans le même registre, Pourquoi tout va s’effondrer (2018), préfacé par Paul Watson. De nombreux groupes Facebook réunissent les adeptes de cette théorie, comme Transition 2030, et La collapso heureuse.
Un essai :
Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Seuil, 2015
Un roman :
Malevil, de Robert Merle (1972). Un des romans de la fin du monde les plus connus en France. Après l’anéantissement de la civilisation, un petit groupe de rescapés organise sa survie. L’intrigue est située en 1979, mais elle est toujours d’actualité.
Une revue :
Yggdrasil, la dernière revue avant la fin du monde, lancée par Pablo Servigne et l’éditeur Yvan Saint-Jours, dont le premier numéro vient de sortir.
Un film :
Take Shelter, de Jeff Nichols, 2012. L’histoire d’un père de famille obsédé du jour au lendemain par l’imminence de la fin du monde. Lire notre critique.
La philosophie de la relation
« Okja » Netflix / Jae Hyuk Lee (Netflix)
Qu’est-ce que c’est ?
C’est la théorie selon laquelle la relation entre humains et non humains est plus importante qu’eux-mêmes, et détermine le fait même de leur existence. Autrement dit, comme l’écrit le philosophe Baptiste Morizot, pisteur de loup à l’origine de ce courant de pensée, les humains sont “un nœud de relations écologiques avec le reste du vivant et les conditions abiotiques”. Cela aboutit à ce qu’il appelle “un réalisme de relations” (dans un article scientifique intitulé “L’écologie contre l’humanisme. Sur l’insistance d’un faux problème”, publié en 2018). Dans un livre collectif sorti récemment, Un sol commun (Wildproject), il explique qu’il souhaite“rendre visibles des points de causes communes entre les luttes d’émancipations humaines et les relations avec les vivants”.
Qui c’est ?
Baptiste Morizot se définit comme “philosophe pisteur”. Il est le principal instigateur de ce courant. Il travaille sur le terrain, a pisté de nombreux grands prédateurs (ours, loups, panthères des neiges…) et poursuit ses études avec des ethologues.
Les Furtifs, d’Alain Damasio, La Volte, 2019. Le troisième roman de l’auteur de science-fiction est inspiré de l’expérience de la Zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes. Il raconte la découverte par les hommes en 2040, dans une société autoritaire et économiquement ultralibérale, d’une espèce à la source du vivant jusque-là passée inaperçue, et la lutte acharnée de militants écolos insurrectionnels pour les sauver.
Un film :
Okja, de Bong Joon Ho, 2017. Un film où hommes comme animaux apparaissent chaque jour davantage comme victimes d’un capitalisme barbare. Lire notre critique.
Le survivalisme
« Les Combattants », avec Adèle Haenel et Kévin Azaïs (Allociné)
Qu’est-ce que c’est ?
L’ancien ministre de l’Environnement, Yves Cochet, en a donné un bon exemple dans une vidéo de Brut récemment. Celui-ci a tout prévu, dans sa maison, pour survivre en cas de désastre, voire d’apocalypse. Les survivalistes s’organisent individuellement pour parer à la catastrophe à leurs yeux inévitable. Ils entassent des réserves de nourriture, construisent des abris, achètent des armes et s’exercent à la survie en milieu sauvage. “Un survivaliste est un individu qui se prépare à ce qu’il nomme une ‘rupture de la normalité’, à un événement imprévu. C’est une culture de l’anticipation catastrophiste”, explique le sociologue Bertrand Vidal sur France Culture.
Dans le froid extrême, en forêt ou même en ville, les stages de survie explosent ainsi en France ces derniers temps. A l’origine, ce courant est né aux Etats-Unis, de la peur d’un conflit nucléaire, et il était d’inspiration d’extrême droite. “On retrouve tout de même une constante : l’idée que demain ne sera pas meilleur qu’aujourd’hui. Il y a un effondrement du mythe du progrès né au XVIIe siècle. On pense moins aux voitures volantes, à l’immortalité, mais davantage à la technologie vectrice d’une catastrophe qui nous obligera à revenir à la nature”, précise Bertrand Vidal au JDD.
Qui c’est ?
Les survivalistes purs sont très discrets. On en trouve quelques-uns dans le Gard ou l’Hérault. Le réalisateur Alexandre Pierrin a suivi certains d’entre eux en France, dans une série en ligne gratuitement, Survivre.
Survivalisme. Êtes-vous prêts pour la fin du monde ?, de Bertrand Vidal, Arkhê, 2019
Un roman :
Une chose sérieuse, de Gaëlle Obiégly (Verticales, 2018).
Un film :
Les Combattants, de Thomas Cailley, 2014. Madeleine, tomboy un peu hirsute, est obsédée par l’apocalypse, la survie, l’armée. Elle parvient à entraîner Arnaud dans un commando de survie qui les conduira tous les deux à traverser les Landes. Lire notre critique.
L’écoféminisme
« Woman at war » (Slot Machine)
Qu’est-ce que c’est ?
C’est la rencontre entre l’écologie et le féminisme. Le néologisme est né dans les années 1970, sous la plume de la militante féministe Françoise d’Eaubonne, comme l’explique Usbek & Rica. Elle écrit qu’elle “estimait utile de confier les soins du sauvetage planétaire au courant de libération des femmes – non en vertu de ‘valeurs féminines’plus ou moins imaginaires, mais de la part spécifique que le patriarcat réserve au deuxième sexe.”
Comme le relate Pascale d’Erm, auteure de Sœurs en Ecologie (La Mer salée, 2017), dans Les Inrocks, l’écoféminisme désigne comme oppresseur un système global : le capitalisme patriarcal, et réclame la fin d’un rapport à la nature “hors sol, théorique, analytique, où seulement une moitié de l’humanité balance des chiffres en costume cravate”. Interrogé par Les Inrocks, Pablo Servigne détaille : “Il s’agit d’un courant de pensée importé du milieu universitaire anglo-saxon, selon lequel les dommages qu’on cause à l’environnement et à nous-mêmes sont des prolongations et des reflets de notre rapport de domination hommes-femmes, c’est-à-dire du patriarcat. Cela implique une autre manière de faire de la politique, à l’instar du mouvement des sorcières par exemple”.
Qui c’est ?
En France, plusieurs collectifs (comme Women4Climate) se réclament de l’écoféminisme, qui est aussi répandu de manière informelle dans le mouvement des jeunes pour le climat. La paysanne urbaine et vidéaste Ophélie Damblé s’en revendique. Vandana Shiva, connue pour son combat pour une agriculture paysanne traditionnelle et biologique en Inde, et pour son engagement contre la brevetabilité du vivant et les OGM, est aussi une activiste écoféministe. Elle était investie dans le mouvement Chipko, ces femmes indiennes qui, dans les années 1970, se sont battues contre la déforestation en Inde en protégeant les arbres avec leur corps. Le Green Belt Movement au Kenya a fait de même, tout comme le Collectif des groupêments de femmes pour la protection de la nature au Sénégal.
Aux Etats-Unis, l’écrivaine et militante Starhawk fait figure de référence dans ce champ politique. Dans le monde anglo-saxon, le mouvement peut aussi compter sur l’historienne Carolyn Merchant, la poétesse Susan Griffin ou la philosophe Val Plumwood.
Reclaim, recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Emilie Hache, Cambourakis, 2016
Un roman :
Le Dit d’Aka, d’Ursula Le Guin, 2000. Pas un roman “écoféminist” à proprement parler (difficile d’en trouver un), mais Ursula Le Guin est une auteure de SF incontournable et féministe. Et Le Dit d’Aka est “une analyse du rapport à la nature qui peut être détachée des schémas habituels sur l’écologie”, dixit l’auteur de SF Philippe Curval.
Un film :
Woman at War, de Benedikt Erlingsson, 2018. Une femme supposément ordinaire devient une militante écologiste radicale. Sous des dehors consensuels, un film comme un appel à la lutte. Lire notre critique.