La réalisatrice de Lady Bird réussit le pari de proposer une lecture personnelle et féministe de la célèbre œuvre de Louisa May Alcott.
On ne compte plus le nombre d’adaptations que le célèbre roman de Louisa May Alcott, Les Quatre Filles du Docteur March (1868), a connu sur petit et grand écran. Jo March, la plus iconique des quatre sœurs, a été interprétée au fil des années par Katharine Hepburn, June Allyson ou Winona Ryder. Chaque film a été une occasion d’aborder un aspect de l’œuvre: la guerre de Sécession, les relations familiales, les histoires d’amour, les difficultés financières de la famille March…
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Greta Gerwig mène une réflexion de fond sur la place des femmes dans les sphères littéraires.
Le défi était donc de taille pour Greta Gerwig lorsqu’elle a annoncé qu’elle proposerait sa propre vision de ce conte autour de la sororité avec un casting all star: Saoirse Ronan, Emma Watson, Florence Pugh, Meryl Streep, Laura Dern, Timothé Chalamet… La réalisatrice de Lady Bird a décidé de faire des Quatre filles du Docteur March un grand film féministe sur la force créatrice des sœurs. Chacune a un talent qui est bien plus développé que dans les précédentes adaptations: Jo (Saoirse Ronan) écrit, Amy (Florence Pugh) peint, Beth (Elisa Scanlen) joue du piano et Meg (Emma Watson) a des talents d’actrice indéniables.
© Wilson Webb
Greta Gerwig mène une réflexion de fond sur la place des femmes dans les sphères littéraires. Les Filles du Docteur March suit l’initiation de Jo et la manière dont elle va trouver sa voix propre en s’affranchissant d’une histoire dominée par les hommes. Le film s’ouvre d’ailleurs sur un échange entre Jo et un éditeur. Ce dernier accepte de publier les nouvelles de la jeune fille March sous réserve qu’elles contiennent assez de rebondissements et qu’elles finissent par le mariage de l’héroïne. L’important? Vendre du papier. L’éditeur lui fait miroiter qu’elle ne peut prétendre à aucune ambition littéraire. Plus tard, déguisées en hommes dans leur grenier, les quatre sœurs s’imaginent en riant avoir du succès avec les pièces que Jo écrit et met en scène pour Noël. Au fil des scènes, pourtant, l’écrivaine se décourage et abandonne son écriture. Elle se rendra compte de la valeur de son regard et de son expérience non pas quand un collègue lui offrira un recueil de Shakespeare, mais bien dans la force de sa relation avec ses sœurs. Lorsque Beth (Elisa Scanlen) tombe malade, Jo décide de l’emmener à la plage. Beth lui réclame qu’elle lui écrive dans les pages de son carnet une histoire pour la divertir. Jo commence alors à romancer les aventures des quatre sœurs. Greta Gerwig les filme en contre plongée, tandis que le vent balaie le sable et semble les soulever toutes les deux légèrement sous la force des mots de Jo.
© Wilson Webb
L’image de ces deux sœurs, réalisant l’une et l’autre leur valeur, est l’une des plus fortes du film. En cela, Les Filles du Docteur March rappelle l’un des grands films de 2019, Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. Ils envisagent tous les deux la question de la muse et de l’artiste. Dans le film de Gerwig comme dans celui de Sciamma, les rôles sont interchangeables. Les sœurs ne sont pas passives mais s’inspirent les unes et les autres. Et les hommes sont souvent, eux, réduits au rang de muses, à l’image du personnage de Laurie (Timothé Chalamet), qu’Amy dessine à son insu. Lorsque Jo commence à écrire sur ce qu’elle connaît, sur ce qu’elle a vécu, elle réalise que l’intimité de sa maison avait quelque chose d’universel. Des récits anonymes du début du film, elle passe à un roman qu’elle signe de son propre nom, Jo March.
La réalisatrice nous dit qu’il faut se construire des histoires en marge du patriarcat, tout en utilisant ses moyens de production.
Gerwig dresse des ponts entre son héroïne et l’histoire littéraire, notamment en multipliant des plans pendant lesquels Jo écrit dans son grenier et arrange les pages de son œuvre. Elle filme la main de Saoirse Ronan allumant bougie après bougie pour travailler toute la nuit et grattant le papier avec sa plume. Elle place, comme dans un jeu de piste, des hommages aux grandes écrivaines qui, comme Jane Austen, ont dû se cacher pour écrire leurs chefs-d’œuvre. Le grenier, omniprésent, et les mentions aux sœurs Brontë, rappellent l’essai féministe majeur de Sandra Gilbert et Susan Gubar, The Madwoman in the Attic (1979)(littéralement: La Folle dans le grenier), qui théorise non seulement les personnages féminins dans l’histoire de la littérature mais qui analyse aussi la place des autrices à l’ère victorienne. Comment se considérer comme une artiste quand il n’existe aucun modèle de femme écrivaine? Comment se sentir légitime? Amy (Florence Pugh) affirme ainsi à Laurie ne pas avoir de génie pour la peinture. Elle est filmée derrière sa toile, et tout dans le plan suggère qu’elle est une artiste. Tout sauf l’image qu’elle nourrit d’elle-même. Ensemble, les deux personnages s’accordent pour dire qu’il n’est pas très sérieux de laisser le génie être défini par les hommes.
© wilson webb
Les sœurs ont ensuite une longue conversation sur la question de la pertinence des sujets dits “féminins”, intimes et parfois autobiographiques. N’est-il pas temps de raconter leurs histoires pour qu’elles aient enfin une chance de devenir universelles? L’absence de légitimité de ces sujets ne vient-elle pas du fait qu’ils ont été délaissés par les hommes? Si on n’écrit ou ne filme pas les femmes, comment leurs récits pourront-ils faire un jour partie du canon littéraire? Le message politique du film réside dans cette question. Pour y remédier, Greta Gerwig filme à son tour ces sujets intimes et considérés à tort comme “féminins”: le corps des femmes, les petits moments de joie, la jubilation des rires et de la sororité. Et elle trouve une astuce particulièrement ingénieuse pour reléguer au second plan les histoires d’amour et de mariages. La réalisatrice nous dit aussi qu’il faut savoir détourner ce que l’on attend des personnages féminins dans les films. Et qu’il faut se construire des histoires en marge du patriarcat, tout en utilisant ses moyens de production. Alors que Gerwig vient d’être injustement snobée par les Golden Globes et qu’aucune femme ne se trouve dans la catégorie meilleur·e réalisateur·trice, sa réflexion est plus que jamais d’actualité.
Pauline Le Gall
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