Dans son essai “Désirer la violence”, l’autrice et journaliste Chloé Thibaud ausculte la façon dont les films qui ont fait notre enfance ont activement participé à façonner une culture du viol enracinée dans nos imaginaires. Un processus ardu et édifiant pour un ouvrage implacable. Entretien.
D’où vous est venu le besoin d’écrire un tel essai ?
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Ce livre est d’abord une enquête personnelle. Ayant été victime de violences au sein du couple et ayant souffert de plusieurs relations avec des hommes qui n’étaient pas bons pour moi, j’ai voulu comprendre ce qui me poussait, pourtant, à choisir ces partenaires qui incarnent ce que je dénonce en tant que féministe. C’est un constat très intime, qui pourrait presque être tabou… Comment ai-je pu me retrouver avec un homme violent, alors que je signe des enquêtes sur les violences conjugales ? J’étais persuadée que le fait de reconnaître ce paradoxe, d’essayer de le comprendre, de le défaire serait salutaire pour d’autres femmes.
Après avoir réalisé un travail d’introspection, exploré mes propres névroses, je me suis rendu compte qu’il y avait un champ artistique à explorer, une “racine culturelle du mal” à laquelle je devais m’attaquer. Les films, les séries, tout comme les clips et la publicité, ont joué un grand rôle dans ma construction. Dès mon plus jeune âge, j’ai vu sur mes écrans des histoires de femmes qui tombent amoureuses d’hommes qui les malmènent… C’est ce que je nomme la “pop culture du viol”, qui est pour moi encore plus insidieuse que la “culture du viol”, parce qu’elle nourrit fortement les imaginaires des enfants et des ados.
Cette distinction est importante selon vous ?
Quand je désigne la pop culture, l’idée est vraiment d’aller chercher des références qui parlent à tout le monde, des œuvres dans lesquelles on ne s’attend pas forcément à ce qu’il y ait des agressions sexuelles ou des viols : La Boum, L’Auberge espagnole, La Fièvre du samedi soir, certains Disney-Pixar… L’un des objectifs de mon essai est de proposer des outils pour détecter les violences sexistes et sexuelles là où on ne les voit pas ou là où on ne les voyait pas jusqu’à maintenant.
C’est un parti pris qui déplait beaucoup sur les réseaux sociaux. Vous en avez fait les frais ?
Mon livre est sorti il y a trois semaines et je fais face à beaucoup de rejet et de haine. Bien que j’essaie de m’en préserver, je vois passer une multitude de commentaires sexistes et misogynes sous certaines vidéos dans lesquelles je prends la parole, et je reçois des messages privés d’hommes qui m’ordonnent de me taire, parfois en me menaçant. En fait, je viens gratter à un endroit où les gens n’ont pas du tout envie que l’on vienne gratter. Oui, il est très dérangeant de se rendre compte que nos héros préférés sont des agresseurs, de se rendre compte que dans les dessins animés qui nous ont fait rêver petits, il y avait des agressions sexuelles.
C’est une réalité qu’on n’a pas envie de voir, parce que cette réalité indique finalement que ceux qu’on aime – sur nos écrans ou en dehors – peuvent aussi être des agresseurs, que les violeurs peuvent avoir la tête des beaux gosses d’Hollywood. Il y avait jusqu’à maintenant, quelque chose de très arrangeant pour une certaine élite culturelle dans le fait de rejeter la faute, la responsabilité de cette violence, sur le rap ou la pornographie, par exemple. Mais, il est primordial de se rendre compte que les violences sexistes et sexuelles se trouvent aussi ailleurs que dans ces genres précis. Si sa forme est différente, dans le fond, il y a autant de violence sexiste et sexuelle dans le cinéma d’auteur français que dans le porno.
La question que vous posez est particulièrement d’actualité, notamment avec le nouveau regard que l’on porte sur les films de Benoît Jacquot ou de Jacques Doillon, après les accusations dont ils font l’objet. Le cinéma français revient aussi souvent dans votre livre, il a été une source importante d’inspiration pour votre livre ?
De fait, les références américaines occupent une grande place dans mon livre et j’ai eu à cœur de citer assez systématiquement des exemples français pour rééquilibrer. Lorsque j’évoque les années 1970, par exemple, je parle d’un côté de La Fièvre du samedi soir et de l’autre des Valseuses. Il existe une culture du viol “à la française”, qui est apparue bien avant le cinéma, en littérature et en peinture. Notre imaginaire de l’amour est lié à la conquête, à la domination d’un genre sur l’autre, le viol est érotisé, et cela a très peu été remis en question, car sous couvert de protéger la liberté artistique, c’est en réalité la culture du viol qui est défendue avec ardeur !
Personnellement, je suis absolument pour la liberté de l’art, ça ne m’intéresserait pas de vivre dans une dictature où on me dirait ce que j’ai le droit d’écrire ou non, où je verrais au cinéma des films de propagande… Mais sur ce dernier point, finalement, n’est-ce pas déjà le cas ? Selon moi, avec Les Valseuses, Bertrand Blier fait de la propagande pour les violences sexuelles, tout en garantissant l’impunité de ses héros. Dans la fameuse réplique de fin de Jean-Claude, incarné par Gérard Depardieu – quelle ironie –, lorsqu’il dit “Et on bandera quand on aura envie de bander”, ce que j’entends, moi, c’est “Et on violera quand on aura envie de violer.” Benoît Jacquot l’a dit lui-même dans une interview face caméra : le cinéma est “une sorte de couverture pour des mœurs de ce type-là”.
Il y a eu un déclic en particulier ?
Non, c’est quelque chose qui bouillonnait en moi depuis plusieurs années. En tant que journaliste d’une part, et en tant que féministe de l’autre, j’ai appris à regarder le monde avec un œil nouveau, en chaussant mes “lunettes anti-sexisme”. L’été dernier, j’ai revu le dessin animé Mulan que j’adorais quand j’étais enfant. Bien sûr, j’ai conscience que l’action se déroule il y a plus de 1500 ans, mais dans la chanson “Honneur à tous”, qui explique que le peuple doit servir l’empereur de Chine, on entend cette phrase : “Les hommes en se battant, les femmes en enfantant.” Je me suis souvenu de moi, petite, chantant ces paroles à tue-tête sans prêter attention à leur sens. Eh bien, à l’avenir, quand je regarderai le film avec un ou une enfant, je prendrai une minute pour commenter ce passage…
Le fait de regarder ces œuvres qui ont eu une importance pour vous avec un regard nouveau a-t-il été simple ?
L’un des aspects qui m’ont le plus intéressée lors de l’écriture du livre, et dont je parle en conclusion, a été de m’observer moi-même pendant ce projet. Malgré toutes ces années à aborder les questions des violences sexistes, sexuelles et conjugales dans mon travail, la réalisation de ce livre a été douloureuse. Le visionnage de ces dizaines et dizaines d’œuvres qui composent ma filmographie m’a plongée dans un état de mal-être assez intense.
J’avais sous-estimé l’effet de mes recherches sur ma santé mentale. Quand on se rend compte qu’il n’y a presque pas un film avec lequel on a grandi dans lequel il n’y a pas de sexisme, de violences faites aux femmes, cachées ou assumées, c’est compliqué. Rester dans l’aveuglement, continuer à fantasmer sur Danny Zuko (le personnage incarné par John Travolta dans Grease) serait plus confortable. Être féministe est bien plus difficile que de jouer le jeu du patriarcat et de refuser de voir le problème. La déconstruction demande du courage. La rééducation, beaucoup de motivation.
On vous taxe beaucoup de tremper dans la cancel culture, de vouloir “effacer des œuvres”. Mais vous dites très tôt dans le livre que ce n’est pas du tout votre but.
Il est capital pour moi que le public comprenne que Désirer la violence n’est pas un livre “pro-cancel culture”. Il y a beaucoup de films dont je parle que j’aime encore et que je vais continuer de regarder. L’idée n’est pas du tout d’annuler les œuvres, de dire qu’il ne faut plus les regarder, ou qu’il faudrait avoir honte de les aimer. Ce que je souhaiterais, c’est que dans le cadre privé, avec des enfants ou ados, les adultes les diffusent en les contextualisant ; que lorsqu’il y a des festivals ou des rétrospectives de tel ou tel réalisateur, des médiateurs·trices animent les séances en questionnant les dimensions problématiques des œuvres et non en les célébrant sans nuance, sous prétexte qu’elles seraient “cultes”.
Sur les plateformes de vidéo à la demande, des avertissements de contenu pourraient aussi être ajoutés, comme c’est le cas avec les productions récentes. Cela étant dit, je considère tout de même que le problème est différent quand le créateur d’une œuvre est accusé de violences ou a été condamné. Mais cette décision est très personnelle. Actuellement, je n’arrive plus à regarder de films avec Johnny Depp, je ressens trop de dégoût. Mais je ne demande à personne de boycotter Charlie et la chocolaterie quand il passe à la télé pendant les vacances scolaires !
Vous consacrez une partie de votre livre au geste de la gifle, particulièrement présent en fiction…
J’identifie différents types de gifles dans les films. D’abord celle qu’un homme donne à une femme : dans Titanic par exemple, le fiancé de Rose la gifle très violemment quand il découvre qu’elle l’a trompé avec Jack. À l’époque où j’ai découvert le film au cinéma, je n’étais pas si choquée que ça. Dans mon imaginaire d’enfant de 8 ans, il était légitime qu’il soit en colère. C’était une époque où la violence conjugale était admise, justifiée, pardonnée.
Puis, il y a les gifles que les femmes donnent aux hommes, qui sont souvent des gestes très érotisés. Dans Le Patient anglais, N’oublie jamais ou Autant en emporte le vent, ce sont même des preuves d’amour… Le héros a beau avoir blessé l’héroïne, elle le gifle et ils s’embrassent ou font l’amour immédiatement après.
Vous allez même jusqu’à en faire un parallèle avec la réalité, notamment avec l’affaire Quatennens…
Je me réfère à l’actualité afin que l’on comprenne que tout cela n’est pas “que de la fiction”. Le traitement médiatique de l’affaire Adrien Quatennens, comme celui du baiser forcé de Luis Rubiales sur l’une de ses joueuses, ou encore celui du féminicide de Marie Trintignant par Bertrand Cantat dans les années 2000, est révélateur de la minimisation, de la banalisation et de la glamourisation des violences faites aux femmes dans notre société.
En septembre 2022, Manuel Bompard avait dit à propos de l’affaire Quatennens qu’une gifle n’était “pas égale à un homme qui bat sa femme tous les jours”. Aujourd’hui, il est très important de comprendre qu’une gifle n’est jamais le début de la violence conjugale. Quand elle arrive, il y a déjà tout un système de violences psychologiques et d’emprise qui s’est mis en place. Si le cinéma cesse de nourrir l’imaginaire associé aux “gifles d’amour”, aux baisers “volés” et aux “crimes passionnels”, le public prendra davantage la mesure de la gravité de ces faits.
À côté de ces hommes violents et toxiques, il y a l’archétype de l’homme gentil, qui intéresse beaucoup moins les cinéastes selon vous…
Oui et il est très important d’en parler, car cela fait intégralement partie du discours masculiniste, notamment de la branche des “incels”, ces “célibataires involontaires” qui ne comprennent pas pourquoi ils n’arrivent pas à coucher avec des femmes alors qu’ils sont gentils avec elles, et se placent en position de victimes. C’est un procédé que l’on observe très facilement dans les comédies pour ados américaines : le mec sympa, attentionné, va être physiquement moins intéressant et sera le meilleur copain un peu geek ou le meilleur ami gay ; alors que le bad boy, le quaterback du lycée à la virilité toxique, qui se comporte mal avec les filles et harcèlent ses camarades (souvent avec une pointe d’homophobie) sera présenté comme étant le plus sexy et réussira toujours à obtenir les faveurs de l’héroïne.
Les masculinistes ont recours à des références cinématographiques pour produire leurs discours et expliquer à leur audience que “les femmes aiment les bad boys”, qu’il ne faut surtout pas être “trop gentil” sous peine de “se faire castrer”. Les coachs en séduction masculinistes citent souvent Hitch, avec Will Smith dans le rôle principal. Au début du film, le personnage explique qu’il ne faut pas croire les femmes quand elles disent qu’elles ne veulent pas être en couple. Hitch dit très clairement : “Elles vous racontent des histoires. Elles mentent.” En 2005, j’avais plein de potes qui étaient fans de ce film… Qu’en ont-ils retenu, en tant qu’hommes adultes ?
Pourquoi pensez-vous que cette représentation se soit faite ainsi ?
C’est évidemment une volonté des scénaristes, des producteurs, des casteurs. Je crois que si autant d’hommes réalisateurs ont représenté et représentent toujours ce schéma au cinéma, c’est aussi parce que ça les arrange bien de nous mettre sur de mauvaises pistes. Ça les arrange de nous signaler, dès les dessins animés de notre enfance, que “non veut dire oui” et que “forcer” fait partie du jeu de la séduction.
Ça les arrange de nous faire croire qu’un homme qui viole ressemble au violeur d’Irréversible de Gaspar Noé, c’est-à-dire un inconnu qui fait peur physiquement, qui nous attaque dans un tunnel… Je ne dis pas que ça n’existe pas, je rappelle seulement qu’une minorité de viols correspond à ce qui est décrit dans Irréversible. Dans neuf cas sur dix, les femmes connaissent l’identité de leur agresseur et environ 10 % des viols sont perpétrés sous la menace d’une arme.
Vous identifiez tout de même un changement depuis #MeToo ou des œuvres très récentes continuent de jouer sur cet imaginaire de la culture du viol ?
Récemment, une journaliste a chroniqué mon livre dans l’émission de Brigitte Lahaie, sur Sud Radio, et cette dernière disait qu’il “ne faut pas juger une époque avec les yeux de notre époque”. Je ne suis pas du tout d’accord. D’abord, nous avons absolument le droit de porter un regard critique sur ce qui a été fait avant nous. Ensuite, nous aurions tort de croire que tout ce que je pointe du doigt ne concerne que les œuvres du passé ! Certes, une série récente comme Sex Education est très pédagogue sur les questions de consentement et d’inclusivité mais, en même temps, toujours sur Netflix, le film 365 jours, sorti en 2020, est une catastrophe d’apologie du viol et de romantisation du kidnapping et de la séquestration ! En ce moment, chez les jeunes, c’est aussi la grande tendance de la dark romance, qui capitalise sur tout ce que je dénonce.
À tous ceux et celles qui se cachent derrière l’argument du “C’était une autre époque”, je rappelle que les chiffres actuels du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes rapportent que plus d’une femme sur deux âgée de 25-34 ans a déjà vécu une situation de non-consentement, et qu’un quart des hommes de cette tranche d’âge considèrent qu’il faut parfois se montrer violent pour se faire respecter.
Sur la question des violences sexuelles, nous faisons des pas en avant, oui, mais pour un pas en avant, il y a souvent deux pas en arrière. Il y a quelques jours, j’ai lu la tribune signée par cent hommes en soutien au mouvement #MeToo. C’est une bonne chose, évidemment. Mais pour rappel, #MeToo date de 2017… c’est-à-dire qu’en sept ans, il n’y aura eu que cent hommes du monde de la culture prêts à revendiquer publiquement leur soutien et à rejoindre la lutte contre les violences sexuelles dans le cinéma français. En 2023, les services de sécurité ont enregistré 114.000 victimes de violences sexuelles. Je vous laisse faire les calculs…
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