À 37 ans, Chinelo Okparanta signe un superbe premier roman, Sous les branches de l’udala, dans lequel elle raconte le parcours féministe d’une jeune femme lesbienne au Nigéria.
“Est-ce que je suis féministe? Je suis une femme qui vit dans un monde dominé par les hommes. Bien sûr que je suis féministe, et j’ai toujours été engagée, depuis l’enfance.” Chinelo Okparanta ne tourne pas autour des mots. Le dos bien calé dans un fauteuil de l’hôtel du sixième arrondissement où nous nous rencontrons, l’autrice est aussi précise et honnête que son premier roman, Sous les branches de l’udala. Ce dernier raconte le parcours initiatique d’Iejoma, une jeune fille qui tombe amoureuse de l’une de ses camarades de classe au Nigéria au lendemain de la guerre du Biafra. Chinelo Okparanta y parle de sexisme, de masculinité, d’homophobie, de violence et d’amour dans un même élan sincère et direct. Elle ne cherche pas ses mots elle les trouve, et quand elle donne son opinion on sent qu’elle a été longuement réfléchie. “Toute ma vie se passe dans ma tête, s’amuse-t-elle. Je ne m’ennuie jamais!”
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Braquage et exil
Il faut dire que, dès l’enfance, Chinelo Okparanta s’est servie des mots, des livres et de son imagination pour s’aiguiller dans le monde qui l’entourait. Née à Port Harcourt au Nigéria en 1981, elle vit les dix premières années de sa vie avec ses parents Témoins de Jéhovah et ses frères et sœurs. “À l’époque, il y avait beaucoup de cambriolages au Nigéria, nous explique-t-elle. Une nuit, trois ou quatre personnes ont fait irruption chez nous avec des armes à feu. Cet épisode a été extrêmement traumatique pour ma famille.” Le braquage accélère la décision de son père de s’installer aux États-Unis. Lorsqu’on demande à l’autrice de revenir sur ce départ à Boston, alors qu’elle n’a que 10 ans, elle préfère parler en métaphores. “Quand je suis arrivée aux États-Unis, se souvient-elle, je rêvais très souvent que je nageais jusqu’à la maison. Je me demandais en me réveillant combien de temps il me faudrait pour retrouver mon chemin jusqu’au Nigéria.” Les rêves, dans la famille de la jeune Chinelo, ont toujours un sens. Quand sa mère rêve de serpents, tout le monde sait qu’il faudra être prudent le jour suivant et qu’ils sont le signe d’une potentielle trahison. “Je ne parlerais pas de superstitions, se défend-elle. Cela vient de la tradition Igbo. La vision de la réalité est beaucoup plus fluide et complexe qu’elle ne l’est en Occident.”
Perdue à Boston, où elle est confrontée à un changement de culture et de température violent, Chinelo Okparanta lit beaucoup et se concentre sur les travaux qu’elle doit rendre pour l’école. “Je me suis toujours intéressée aux sujets de société, aux injustices, se souvient-elle. À 11 ans, j’ai écrit un devoir sur les violences conjugales, parce que c’était quelque chose qui me touchait personnellement. Cela m’a aidée à comprendre ce qui se passait autour de moi. Quand on est un immigrant dans un pays étranger, il est difficile de se sentir chez soi. Alors on lit des livres.” À l’âge adulte, elle s’enrôle dans un célèbre programme d’écriture créative, le Iowa Writers’Workshop, pour se lancer pleinement dans la fiction. “J’étais l’une des seules autrices noires dans ce programme d’écriture, ce n’était pas facile, analyse-t-elle. Tout au long de ma vie, des gens ont pensé que j’étais là où j’étais simplement grâce à la discrimination positive. J’ai passé ma vie à devoir prouver mon intelligence. Pour moi, tous les lieux que l’on traverse sont politiques.”
“On me dit souvent que je suis compréhensive avec les femmes et dure avec mes personnages masculins.”
À l’université, elle travaille sur son premier recueil, Le Bonheur, comme l’eau. Chaque nouvelle retrace l’une de ses obsessions: la violence, la maternité, l’homosexualité au Nigéria, le rapport des femmes noires à la beauté, le militantisme. Elle mêle l’intime et le politique. En parallèle, Chinelo Okparanta commence à travailler sur son premier roman Sous les branches de l’udala, qui paraît aux États-Unis en 2015. On y suit l’histoire d’Iejoma, une jeune fille qui a perdu son père pendant la guerre et qui s’éveille à la sexualité avec une de ses camarades de classe. Elle va subir la désapprobation de sa mère, de son pays et des instances religieuses. Chaque femme dans le roman suit son propre parcours et gère ses obstacles à sa manière. “Je voulais montrer tout ce qu’une femme peut être, explique-t-elle. Sans jamais juger. On me dit souvent que je suis compréhensive avec les femmes et dure avec mes personnages masculins, mais c’est aussi parce que j’aime réfléchir à la masculinité et à ce que la société attend d’un homme.”
Au cœur du roman, il y a la difficulté de vivre une relation homosexuelle au Nigéria. Son héroïne Iejowa, elle, pense que la religion est amenée à évoluer. “J’ai été très inspirée par ma professeure d’Iowa, l’autrice Marilynne Robinson, et par ses idées sur la Bible, explique Chinelo Okparanta. J’aime voir la Bible comme un livre qui est conscient que les choses changent avec le temps. Quand elle a été écrite, ses préceptes étaient faits pour répondre à des raisons pratiques qui avaient un sens à l’époque. Ainsi, quand Dieu dit que l’homme et la femme doivent procréer, le but est de peupler la terre. Aujourd’hui, la terre est assez pleine, nous n’avons plus un besoin vital de nous reproduire, alors cela laisse la voie ouverte à d’autres sortes d’amour!” Chinelo Okparanta coupe son flot de paroles continu pour laisser éclater un rire aigu qui tranche avec sa voix grave et posée.
“Maladie occidentale”
Quand on lui demande s’il était évident pour elle que cette histoire se déroule au Nigéria, elle n’hésite pas une seconde. “J’ai toujours su que je voulais que le roman se passe là-bas. Je veux dire aux gens que nous n’avons pas besoin de quitter nos pays pour trouver la paix. Je sais qu’avec les persécutions dont sont victimes les LGBTQ au Nigéria, il est parfois nécessaire de partir pour trouver la sécurité physique et morale. Mais je veux vraiment qu’on trouve un moyen pour rendre notre pays plus accueillant. On ne devrait pas avoir à s’exiler pour trouver la paix.” Elle nous explique que pour vivre avec une femme au Nigéria, il faut être très prudent et se cacher, comme le font les personnages de son roman. L’une d’entre elles est brûlée vive, un événement inspiré par ce qui a pu se passer à Lagos. “C’est d’autant plus dommage que la tradition Igbo est par nature très tolérante et favorise la communication”. Pour autant, Chinelo Okparanta ne veut pas que ses écrits servent à pointer du doigt les problèmes du Nigéria. “Aux États-Unis, certaines lesbiennes se cachent aussi. Il y a beaucoup de jeunes LGBTQ qui sont sans domicile parce qu’ils ont été mis dehors par leurs parents. Je trouve qu’il est important de dire que le problème de l’homophobie n’est pas spécifique au Nigéria. Il est partout. Je ne veux pas qu’on dise ‘Ah, c’est encore les africains, rien ne va là-bas…’«
À la fin de son roman, Chinelo Okparanta est partagée entre l’horreur de la loi contre l’homosexualité votée au Nigéria en 2014, qui prévoit des peines allant jusqu’à 14 ans de prison, et l’espoir en une nouvelle génération plus ouverte, plus tolérante et plus militante. “Nous nous battons pour que les choses changent, explique-t-elle. J’ai donné mon roman au président du Nigéria et dès le lendemain il a publié un article disant que ‘l’homosexualité ne fait pas partie de notre culture’. Beaucoup voient cela comme une ‘maladie occidentale’. Mais en parallèle, je reçois beaucoup de mails de gens qui m’écrivent pour me dire que le roman raconte leur histoire. Il est temps de changer le cours des choses.” Chinelo Okparanta compte bien participer à ce changement en écrivant, encore et toujours. Le thème de son prochain roman? “La vie”, nous répond-elle en riant. “Tout simplement.”
Pauline Le Gall
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