Tentative de synthèse de la décennie féministe qui vient de s’écouler, en dix mots-clés.
En octobre, Cheek fêtait ses dix ans. Une décennie pas tout à fait comme les autres, une décennie marquée par des révolutions féministes de l’intime sans précédent. Une décennie inoubliable qu’on a, non sans difficulté, essayé de synthétiser en dix mots-clés.
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Corps
Dans son ouvrage désormais culte, Le Corps des femmes, la bataille de l’intime, la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie a donné un nom à cet engagement d’un genre nouveau : “le tournant génital du féminisme”. Durant cette décennie, la nouvelle génération de militantes a entrepris avec ferveur de réinvestir le corps, ce corps scruté, décortiqué, objectifié et sexualisé depuis la nuit des temps. À travers différentes revendications, le corps des femmes est devenu un objet de la pensée et des luttes féministes à part entière. C’est ainsi que l’on a vu apparaître des campagnes pour lever le tabou des règles, celui de la ménopause, ou pour revendiquer sa pilosité, et vu aussi une maladie longtemps ignorée comme l’endométriose devenir un sujet politique, les violences gynécologiques et obstétricales dénoncées, le schéma du clitoris correctement représenté dans un manuel scolaire ou encore se développer le mouvement body positive et la lutte contre la grossophobie.
Female gaze
Dans les années 1970, l’universitaire états-unienne Laura Mulvey théorise le male gaze, ou l’idée que le cinéma s’est développé et codifié à partir d’un point de vue unique et omniprésent, celui du regard masculin. En 2020, la journaliste et critique Iris Brey renverse le paradigme en mettant en exergue, avec son livre Le Regard féminin, les caractéristiques du female gaze et les œuvres qui en sont empreintes. Si l’arrivée toujours plus importante de femmes aux postes d’écriture et de réalisation permet de mettre en pratique cette autre façon d’appréhender le monde sur écran, c’est en France qu’est réalisé le long métrage emblématique de cette nouvelle ère, Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. Remis en cause par les débats sur le genre et les transidentités, le concept de female gaze est parfois contesté pour son utilisation du terme “female”. Ainsi, d’aucun·es préfèrent désormais parler de “feminist gaze” ou de “queer gaze” pour qualifier les œuvres qui échappent au regard dominant.
Écoféminisme
C’est en France qu’est né le terme “écoféminisme”, sous la plume de l’autrice Françoise d’Eaubonne dans les années 1970. Mais, si l’appellation a vu le jour dans l’Hexagone, le mouvement a surtout essaimé aux États-Unis et dans les pays du Sud, avant d’être redécouvert récemment chez nous. En articulant les luttes écologistes et les luttes féministes, l’écoféminisme postule que la mainmise des hommes et du patriarcat sur les ressources planétaires est comparable à la domination qu’exercent ces derniers sur les femmes. Une idée qui a fait son chemin pendant cette décennie, avec la reconnaissance accrue des violences subies par les femmes, conjuguée à celle d’une urgence climatique sans précédent.
Intersectionnalité
En 1989, pour qualifier la double discrimination que vivent les femmes noires – de genre et de race –, l’universitaire afroféministe états-unienne Kimberlé Crenshaw propose le terme d’“intersectionnalité”. Porté en France par les mouvements afroféministes qui ont émergé au début des années 2010, grâce notamment au développement des réseaux sociaux, le terme est depuis utilisé pour désigner les personnes qui se trouvent à l’intersection de plusieurs dominations. Tandis que les mouvements féministes actuels tentent de faire leur examen de conscience en dénonçant le manque d’inclusivité du féminisme de la deuxième vague –un féminisme blanc, bourgeois, validiste–, “intersectionnalité” est devenu le mot consacré de cette nouvelle ère qui prône davantage d’inclusivité et de représentativité à tous les niveaux.
MeToo
Une déflagration. Un hashtag qui a bouleversé le monde. Le 5 octobre 2017, une enquête du New York Times met en cause le célèbre producteur américain Harvey Weinstein. Ce dernier est accusé de harcèlement et d’agressions sexuelles par plusieurs actrices. Dix jours plus tard, un tweet de la comédienne Alyssa Milano déclenche un mouvement dont personne n’aurait pu prévoir l’ampleur : “Si vous avez été harcelé·e ou agressé·e sexuellement, écrivez ‘moi aussi’ en réponse à ce tweet.” Sous le hashtag #MeToo, des millions de femmes témoignent alors sur les réseaux sociaux des violences sexuelles qu’elles ont subies. En réalité, “me too” est une expression déjà utilisée depuis une décennie par la travailleuse sociale et militante afro-américaine Tarana Burke, qui lutte contre les violences sexuelles commises sur les petites filles noires. Il aura fallu attendre dix ans pour que ce terme révèle la nature systémique et l’ampleur des violences sexistes et sexuelles dans le monde.
Parentalité
Au cours des vagues féministes précédentes, la maternité, et plus globalement la parentalité, n’a pas été pensée dans une perspective militante, sans doute parce qu’elle était associée à un asservissement, à une soumission à l’institution patriarcale. Ces dix dernières années, les féministes ont commencé à s’intéresser à cette question : les essais, récits et témoignages engagés ont fleuri ici et là sur des thèmes en lien avec une maternité/parentalité féministe. Des sujets autrefois relégués à la sphère privée tels que le post-partum, le corps enceint, le tabou du premier trimestre, les fausses couches, la procréation médicalement assistée, le congé paternité, la maternité solo, l’éducation non genrée, les parentalités queer ou encore le non-désir d’enfant se sont imposés dans l’espace public pour déployer toute leur portée politique. En France, l’adoption de la loi bioéthique en 2021 a enfin permis aux couples de femmes et aux femmes seules d’avoir accès à la procréation médicalement assistée. Une avancée féministe majeure, dans le sillage de laquelle a également été rendue possible l’autoconservation des ovocytes en l’absence de raison médicale. S’il s’agit d’une victoire, elle est cependant en demi-teinte puisque, à ce jour, les hommes transgenres en sont encore exclus. Début juillet, les député·es de La France insoumise ont déposé une proposition de loi qui permettrait de les inclure.
Sororité
Si les très concurrentielles années 1980 ont porté haut le mythe de la rivalité féminine, les féministes nouvelle génération ont bien compris qu’il s’agissait là d’un piège. Pour désigner le rapport qu’elles souhaitent entretenir avec leurs sœurs de lutte, elles ont proposé, dès les années 1970 et dans le sillage des États-Uniennes et de leur “sisterhood”, le mot “sororité”. Peu à peu tombée dans le langage courant pour caractériser une nouvelle forme de solidarité féminine, la notion de sororité parcourt désormais les séries, les films et la littérature de cette dernière décennie, dans une volonté d’en finir avec la représentation des femmes comme d’éternelles rivales.
Féminicide
Ce terme qui désigne le “meurtre d’une femme ou d’une jeune fille, en raison de son appartenance au sexe féminin”, est entré dans Le Petit Robert en 2015 et en 2021 seulement dans le Larousse (dont la définition ci-dessus est extraite). Ces meurtres sexistes, s’ils ne sont toujours pas reconnus dans le code pénal, ont bénéficié d’une mise en lumière sans précédent lors de cette décennie, notamment grâce au collectif Féminicides par compagnons ou ex, qui a recensé, à partir de 2016, le nombre de victimes présumées de crimes conjugaux et ainsi mis en exergue le caractère systémique de ces crimes, trop longtemps considérés comme des faits-divers.
Sexualités
Si les années 1970 ont largement contribué à dissocier plaisir et procréation avec l’arrivée de la contraception et l’accès à l’avortement, la décennie qui vient de s’écouler a fait sortir le clitoris des culottes pour l’afficher dans les rues avec fierté. Quant au consentement, il s’est retrouvé au centre du savoir-vivre sexuel défendu par les militantes féministes. Côté porno, même constat: il est désormais possible de voir des films dans lesquels la sexualité n’est pas enfermée dans une conception hétéropatriarcale tournée uniquement vers la pénétration d’un vagin par un pénis. Déconstruire l’hétérosexualité, s’extraire du genre, se défaire de la charge sexuelle, penser à nouveau le lesbianisme comme un positionnement politique ou encore reconnaître l’asexualité comme une orientation sexuelle, voilà autant de champs débroussaillés pour ouvrir celui des possibles sexuels.
Transidentités
Intimement liés aux luttes féministes et au cœur des débats sur le genre, les combats pour la reconnaissance des droits des personnes transgenres ont fait l’objet de multiples victoires tant sur le plan juridique –avec, en 2016, la fin de la stérilisation et du caractère obligatoire de l’opération de réassignation sexuelle pour le changement d’état civil– que sur le plan sociétal. Le développement des études de genre et queer, la visibilité grandissante des personnes transgenres, mais aussi les nombreux essais et témoignages sur le sujet ont permis une meilleure (re)connaissance de ces identités en France ces dix dernières années. Dans le même temps, les violences transphobes n’ont pourtant cessé de croître, prenant racine jusque dans les milieux féministes.
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