[Le monde de demain #2] Tous les jours, un entretien pour nous projeter dans le monde que l’on retrouvera au sortir de cette crise sanitaire. Aujourd’hui, l’économiste Daniel Cohen anticipe les conséquences du confinement sur nos pratiques numériques, et l’accélération du capitalisme postindustriel.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Retrouvez l’épisode précédent de notre série :
Stanislas Nordey : “Changer le regard des pouvoirs publics sur le monde de la santé”
L’économiste Daniel Cohen, directeur du département d’économie de l’ENS, auteur du livre Il faut dire que les temps ont changé… Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète (Albin Michel, 2018), et coauteur d’un essai sur Les Origines du populisme (Seuil, 2019), analyse les conséquences de la crise sanitaire due au Coronavirus. Pour lui, si elle est de nature à remettre en question la mondialisation telle qu’on la connaît, elle n’aboutira vraisemblablement pas à un renversement du capitalisme. Au contraire, le confinement pourrait avoir comme effet de renforcer le capitalisme numérique, et de déshumaniser nos relations à long terme.
Avez-vous l’impression de vivre un moment tout à fait inédit ?
Daniel Cohen – C’est clair ! On regarde par la fenêtre, on voit une rue complètement vide, déserte. C’est quelque chose d’inédit. Pour l’instant, ça ressemble un peu à un dimanche perpétuel. Je n’ai pas atteint le stade d’un sentiment de rupture qualitative par rapport à ce qui reste mon idéal de grand week-end pantouflard où je suis dans mon salon, à pouvoir lire autant que je peux. Je pense que je suis dans une phase où j’apprécie le fait que toute la rumeur du monde s’étouffe un peu. C’est un moment précieux, de pouvoir se dire qu’on a beaucoup de temps pour mettre en ordre les lectures, les moments de réflexion qu’on a laissés de côté.
Avec cette crise, assiste-t-on à l’effondrement du capitalisme ?
Je pense que le virus est le symptôme de deux choses complètement contradictoires par rapport à la question du capitalisme. C’est d’abord clairement une crise de la mondialisation au sens où on l’a connue depuis une quarantaine d’années. Cette manière de concevoir la production industrielle comme un assemblage de parties éclatées un peu partout dans le monde, en particulier en Chine, pour chercher toujours le moindre coût et le meilleur rapport qualité/prix, a touché ses limites. Je ne pense pas que ce soit le coup de grâce, mais on découvre tout à coup que cette vulnérabilité à l’égard de la Chine – pour se fournir en paracétamol par exemple – devient absurde, contre-productive. Cette mondialisation va certainement subir les conséquences de ce qu’on vit actuellement. Il y aura un point d’arrêt, et certainement le début d’une régression, lent mais persistant de cette version de la mondialisation.
Mais le capitalisme ne consiste pas seulement en la mondialisation. Il est surtout et partout à la recherche d’économies de coûts. Au XXIe siècle, c’est la numérisation du monde qui est son objectif. C’est-à-dire l’entrée de nos sociétés dans la toile, dans la “matrice”, pour rendre le moins coûteux possible une société postindustrielle, de services. Les coûts d’aller voir un film dans une salle de cinéma, de donner à chaque salarié un bureau où il dispose d’une intimité, etc., sont en train d’être coupés. Cette mise en œuvre d’une numérisation du monde vise depuis dix ans à faire entrer dans la toile les relations qui se faisaient auparavant à ciel ouvert. De ce point de vue, loin de parler d’un effondrement d’un système capitaliste, il me semble que cette crise est en train d’accélérer la transition vers ce monde dématérialisé. C’est l’ambition du capitalisme du XXIe siècle.
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Vous pensez que le Coronavirus va renforcer le capitalisme numérique à long terme ?
Oui, cette crise va accélérer les tendances les plus récentes du capitalisme. Qui sont les grands vainqueurs de cette crise pour l’instant ? Netflix, qui a fait le pari qu’il n’était plus nécessaire d’aller en salle voir un film ; et les GAFA – Amazon en particulier – qui ont fait le pari qu’il n’était plus nécessaire d’avoir des boutiques où s’approvisionner, et éventuellement rencontrer des gens. Ce virus est la validation de leur business model : plus besoin de se voir ! J’ai moi-même, comme tous mes collègues, commencé à organiser des séminaires en ligne.
On est donc très loin de détruire le capitalisme. Cette crise va certes remettre en cause le capitalisme dans les formes qu’il a connu ces quarante dernières années – c’est-à-dire l’externalisation des tâches industrielles –, mais pour le capitalisme postindustriel, celui de l’ère numérique, cette crise peut être un accélérateur. Cette version du capitalisme comprend certes des promesses nouvelles, comme la possibilité de soigner à distance dans les déserts médicaux, mais elle fait aussi peser la menace d’une extraordinaire déshumanisation des relations sociales, qui s’appuyaient avant sur des rencontres de face-à-face.
Culturellement, quels peuvent être les impacts de cette crise sur nos comportements ?
Laissez Netflix un mois à des gens, vous allez voir. Ce sont des produits qui sont faits pour que vous en ayez un besoin addictif… Les abonnements sur internet aux journaux vont se multiplier aussi. Tout cela va produire une accélération qui sera en grande partie irréversible. Cette crise n’est pas juste disruptive de la vie ordinaire de l’économie. Curieusement, elle arrive à un moment où des techniques existent pour y répondre : ce sont toutes ces technologies qui évitent de se voir en face-à-face.
Dans mon livre, Il faut dire que les temps ont changé…, je reprends les thèses de Jean Fourastié, qui estimait que nous allions vers une économie de services, où le propre de l’activité économique résiderait dans les rapports entre les gens. Il ajoutait que la croissance serait plus faible, voire nulle, en raison de faibles rendements d’échelles de telles activités. Le capitalisme numérique est la réponse à cette situation décrite par Fourastié, qui était pourtant à ses yeux le grand espoir du monde à venir… il vise à réduire le coût de fonctionnement d’une société de services.
Quand on y réfléchit, on voit que beaucoup de choses pourraient être numérisées. Ce virus vient peut-être à point nommé pour tous ces acteurs du numérique qui ont besoin d’une expérimentation grandeur nature pour rationaliser leur activité. C’est pourquoi je pense qu’il faut reprendre la critique que faisait Mai 68 à la société industrielle, en disant qu’elle était déshumanisée. On a besoin de se voir, de se réunir en groupes, d’aller ensemble à des concerts, d’aller au cinéma, où l’expérience visuelle n’est pas de même nature que l’expérience de voir un film sur une tablette, etc. Il va y avoir un travail de désintoxication à faire après cette crise sanitaire.
Dans votre livre, Il faut dire que les temps ont changé…, vous parliez de notre enfermement dans un présent perpétuel. Cette crise peut-elle bouleverser notre rapport au temps, nous inciter à faire table rase, et à nous projeter à nouveau vers de nouvelles utopies ? Ou au contraire, va-t-elle nous enfermer encore plus dans l’immédiat ?
Le présent perpétuel, c’est le temps du numérique. Dans le numérique, la dimension temporelle est totalement écrasée. C’est la géographie virtuelle, au détriment de l’histoire humaine. Dans le numérique, on passe constamment d’un endroit à l’autre, on n’a pas le recul qui permet de prendre le temps de ce regard en arrière, et de ces projections dans l’avenir qui sont d’autant plus fortes qu’elles sont collectives. C’est comme ça qu’on reconnaît un moment historique : quand des gens manifestent dans la rue comme en Mai 68, on sait qu’on vit un moment historique. Je pense en partie que cet écrasement dans un présent perpétuel est le propre du numérique, et je ne suis pas rassuré là-dessus.
Au même titre que Mai 68, mais en négatif, la crise du Coronavirus sera-t-elle un marqueur historique ?
Je ne sais pas, ça dépendra de la trace qu’elle laissera dans les corps. Mais c’est un peu comme le “bug de l’an 2000”. Tout le monde était très inquiet, à l’époque, que les avions se crashent, que les ascenseurs ne fonctionnent plus, que les hôpitaux s’interrompent. Il y avait une peur millénariste, alors que ça a été un moment d’accélération de l’entrée dans les nouvelles technologies. Je pense que c’est aussi ce que peut produire cette crise. Les gens se souviendront que c’est le moment où ils se sont abonnés en ligne à tel magazine, où ils ont compris qu’ils pouvaient faire des cours à distance, de la médication en ligne, etc. C’est un moment d’expérimentation sociale incroyable pour toutes ces nouvelles technologies qui nous promettent qu’il n’est plus nécessaire de rencontrer les gens en face-à-face.
Du point de vue étatique, cette crise peut-elle provoquer un changement assez radical de la politique économique dominante ? Emmanuel Macron a par exemple affirmé qu’il y avait “des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché”. Est-ce un retour du keynésianisme ?
C’est certain, il y aura un changement, au moins à court terme. Les gouvernements gardent en mémoire l’apprentissage qu’il a fallu faire pour qu’en 2008-2009 le système ne s’effondre pas. La nature de la crise est bien sûr différente. En 2008, le virus était financier : c’était les subprimes qui avaient circulé aux quatre coins de la planète. Les gouvernements avaient alors évité de répéter les erreurs qu’une autre crise financière, celle de 1929, avait produites – c’est-à-dire des politiques monétaires et budgétaires très agressives. Aujourd’hui, ce n’est pas la même crise. Le virus est dans les relations interpersonnelles. L’activité de service est donc extrêmement vulnérable.
Le gouvernement a pris la mesure des choses à ce stade. Il est en train de faire un formidable bail out de toute cette activité. Vous êtes artisan, une profession qui exige la rencontre, et vous ne pouvez plus opérer ? On va prendre en charge, avec le chômage partiel et les exonérations d’impôts, toutes ces activités qui ne sont pas dématérialisables. Tout ce qui ne peut pas se faire par télétravail sera pris en charge. Il y a un trait keynésien dans cette politique, mais dont la conscience dans nos équipes dirigeantes est directement liée à la mémoire toujours vive de la crise de 2008. A court terme, on n’a plus peur d’aller vers le déficit. En 2008, le déficit français était monté à presque 8 %, et on pourrait très bien y arriver à nouveau aujourd’hui. A l’époque, il s’agissait d’injecter les liquidités et de solvabiliser les banques. Désormais c’est une tout autre échelle qui est en jeu. L’interdiction presque par décret des licenciements est intéressante, c’est une très bonne idée ! Les licenciements doivent être interdits : ça n’est pas un coût pour les entreprises, puisque l’Etat prend à 100 % en charge le chômage partiel.
Il y a quelque chose de l’ordre d’une mobilisation générale dans l’air. Cela prouve que toute réflexion politique, sur le libéralisme ou le keynésianisme, est toujours contingente à un moment. Le pire serait de plonger dans un sommeil dogmatique, dans un sens ou dans l’autre. En tout cas, les ressources intellectuelles qui nous permettent de penser cette crise – comme Keynes – ne sont pas esquintées. Il faut se nourrir de cet imaginaire collectif. La crise de 2008 a joué un rôle très important pour former l’opinion publique et nos élites à la nécessité de prendre des mesures de cette nature.
Si l’on poursuit ce parallèle entre la crise de 2008 et la crise actuelle, on se souvient qu’à l’époque, certains ont cru au “grand soir”, mais il y a eu un retour à la normale. Qu’en sera-t-il demain ? L’utilité de Keynes sera-t-elle toujours valide ?
Plus que Keynes, il faut mobiliser ici Beveridge. Avec cette crise, on voit la nécessité pour l’Etat d’être garant du bon fonctionnement de ses services publics, à commencer par ses hôpitaux. On ne peut plus continuer dans cette voie, qui consiste à mettre un certain nombre de secteurs essentiels – comme les écoles – en tension. On l’a vu aussi avec la police et la gendarmerie au moment des Gilets jaunes. Cela fait plusieurs décennies que le néolibéralisme rogne constamment sur les dépenses publiques, pour permettre des petites baisses d’impôts. Or ces baisses d’impôts sont tout de suite oubliées, et dépensées par les bénéficiaires. Ce qui reste une trace dure et profonde, c’est le fonctionnement des services publics, qui en pâtit. Je pense que pour les hôpitaux, il y aura une remise en question. Cette trace-là restera importante.
Il est aussi possible qu’à l’occasion de cette crise on revienne sur des choses qui se préparaient, comme la réforme du chômage, qui a créé de facto une situation de grande précarité pour au moins un million de personnes additionnelles. Keynes va intervenir – si l’on peut dire – quand, la dette augmentant, il faudra se garder de répéter l’erreur qui consiste à revenir à toute force vers la situation antérieure. En 2010, la doxa a consisté à penser qu’il fallait réduire de toute urgence la dette, mais on l’a fait trop vite, et on a connu une décennie post-crise qui n’a pas été brillante à cause de ça. Espérons qu’on s’en souviendra.
Il y a donc des choses positives qui peuvent ressortir de cette crise ?
Au fond, c’est à nous de prendre la mesure que le numérique peut être utile mais qu’il y a des choses précieuses au-delà : rencontrer ses amis, ses proches, ses collègues de bureau ! La vraie question, c’est de savoir jusqu’à quel point on va pouvoir résister à l’emprise de ces technologies numériques qui nous promettent un monde plus fluide, en construisant en pratique cette fluidité sur la disparition des relations de face-à-face entre les gens… J’espère que cette crise aura ceci de bon qu’elle nous donnera une mesure plus juste de ce que signifie ce monde numérique. C’est mon espoir : qu’on ait envie, en sortant de cette crise, de jeter son portable et sa tablette, et de se jeter dans les bras de tous les gens qu’on n’aura pas vus depuis quinze jours, un mois, peut-être même plus encore.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Il faut dire que les temps ont changé…, de Daniel Cohen, éd. Albin Michel, 224 p., 19 €
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