Un jour, je me suis rendu compte que je ne savais plus où était passé mon plan de carrière. Je ne l’ai même pas cherché, je savais que je l’avais égaré. Le souvenir de son existence a instantanément laissé place à la certitude de ne plus savoir où il était. Un plan de carrière, ce n’est pas comme un passeport, le genre de choses que tu ranges exprès dans un endroit sûr pour remettre la main dessus le jour où tu en as besoin.
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Pourtant, si je réfléchis, j’en ai eu un. Je venais de passer le concours d’entrée au Centre de Formation Professionnelle de Journalisme (CFPJ), j’attendais les résultats. À l’époque, j’avais tout planifié sur un papier, un tableau deux colonnes, à droite les années, à gauche les étapes. J’allais réussir mon concours, ce succès devait logiquement m’ouvrir les portes d’un grand média, de presse écrite de préférence. C’était limpide. Évident. Il n’y avait pas d’autres options.
“Dans mon cas, bosser en télé, c’est comme accepter un rôle dans Le Miracle de l’amour alors que tu rêvais de la Comédie française.”
C’était ça ou rien. J’avais jeté mon dévolu sur cette profession comme on tombe raide dingue de son premier amour. J’étais éprise d’absolu. Et puis le rêve s’est heurté au principe de réalité. J’ai raté mon concours.
On me privait de la voie rapide, qu’importe, à moi l’itinéraire bis! Je m’adapte. Je travaille. Je ne revois pas mes objectifs à la baisse. Ma destination finale est toujours en vue, je me dis juste que ça prendra plus de temps. Et puis, lentement, le glissement se poursuit. Imperceptible à l’œil nu mais réel. Sur le moment, je passe à côté. Le provisoire s’installe. Ma voie tracée devient une impasse. Je suis dans mon couloir mais je sens que je n’aurai pas accès à la ligne d’arrivée. Je mesure le fossé entre mes potes journalistes et moi. Ils couvrent des tremblements de terre en Haïti, j’écris les fiches d’un présentateur télé qui n’en a pas besoin.
Je me sens tellement journaliste sans pour autant en être vraiment. C’est comme une distorsion. Dans mon cas, bosser en télé, c’est comme accepter un rôle dans Le Miracle de l’amour alors que tu rêvais de la Comédie française. Je fais des piges pour la presse féminine. Je voulais “tremper la plume dans la plaie” comme le veut la formule d’Albert Londres, en attendant, je signe des enquêtes sexo sur les mécanismes de l’orgasme vaginal (qui comme chacun·e sait, n’existe pas).
“Je suis définitivement dans les tribunes, ma place n’est plus sur le terrain.”
Doucement, inexorablement, je lâche prise. Je suis journaliste et autre chose. Parfois le autre chose se place devant. Ça dépend. Je bosse énormément, mais c’est facile et léger. Je me dis que c’est provisoire, que je vais en profiter pour pondre une vraie enquête. Je ne me situe plus trop sur mon plan de carrière mais je continue d’avancer. La télé et les salaires qui vont avec épousent mes envies de confort et mon nouveau rythme de maman. Je suis en adéquation avec mes aspirations personnelles. J’accepte les jobs au gré des besoins sans arrière-pensée. Je fais des remplacements d’été sans rêver d’être sur la grille de rentrée. Je ne me projette plus. Je ne réseaute plus.
Mentalement, je passe à autre chose. Je suis comme une amoureuse éconduite qui sent qu’elle a raté le coche avec celui qui se refuse à elle, je perds patience. Je me persuade que le destin n’est pas au rendez-vous et que le temps n’y fera rien. Je fais la pire des trahisons, celle à soi-même. Je suis infidèle à mes rêves d’ado. Je fais ce qu’on appelle des “ménages” pour des grosses boîtes parce que oui “1500 euros l’après-midi pour organiser et animer deux tables rondes avec 3 membres du comité de direction”, ça se refuse pas. Enfin moi, je ne les refuse pas.
Je continue d’écrire et de nourrir de vagues projets d’enquêtes-fleuves, mais je suis définitivement dans les tribunes, ma place n’est plus sur le terrain. Je suis enthousiasmée par le succès insolent du groupe So Press, je loue la tenue de la revue America comme un spectateur se lève à la fin d’un spectacle pour une standing ovation avec admiration et humilité plus comme quelqu’un qui veut en être. Le cerveau, qui justifie toutes les volte-face est mon meilleur allié. La conjoncture fait le reste. Aux yeux des autres, je reste journaliste. C’est ce qui rend la situation encore plus étrange.
“Un jour, je sais que je retomberai sur mon plan de carrière, par hasard, au détour des déménagements ou d’une crise compulsive de rangement.”
Installée loin de la France, je continue d’être journaliste par à-coup. C’est rare. Le métier est comme une veste un peu passée qu’on ne met jamais. La plupart du temps, je fais des jobs alimentaires. Je m’entends dire “On n’est pas ce qu’on fait”. En 2018, je décide de faire du stand-up. J’écris un spectacle, je le rode, je le joue. Sur ma bio, il y a écrit ex-journaliste. La première fois que je l’ai écrit, je me suis dit “Ah merde, quand même”. Ça me paraissait plus juste. La vocation c’est comme un conjoint. Soit on est ensemble, soit on est séparé·e·s mais on n’est pas ensemble en dilettante. Je ne le suis plus tout en le restant tellement. Je me dis très souvent “C’est un putain de bon sujet”, comme un médecin à la retraite qui ne peut pas s’empêcher de vous conseiller quand même d’aller consulter après vous avoir entendu tousser. Quand j’entends Gilles Bouleau lancer un reportage, j’en visualise mentalement toutes les séquences. Je peux même anticiper la fin du plateau du journaliste. C’est en moi. Ça me structure. Quand mes filles se disputent, je dis “bon qui a fait quoi, quand, comment et pourquoi?”. On ne sait jamais sur un malentendu, je peux pondre une dépêche AFP.
Il me reste des résidus. Un projet de livre qui verra peut-être le jour. Un sujet sérieux. “Ben après la scène, c’est bizarre. Enfin, disons que c’est pas très cohérent ?” me dit-on. La cohérence est une option dont ne s’embarrassent pas celles et ceux qui comme moi se sont un peu perdu·e·s sur le chemin. Un jour, je sais que je retomberai sur mon plan de carrière, par hasard, au détour des déménagements ou d’une crise compulsive de rangement. Je le retrouverai plié en 8 entre mon baccalauréat et les 7 places de cinéma Amélie Poulain. Je me dirais que le perdre m’a donné la possibilité d’explorer le champ de tous les possibles et a été sans doute mon meilleur passeport pour surmonter 2020.
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