Ils seraient 2500 migrants à être en transit à Calais cet hiver. Avec dans leur tête un seul rêve: celui de passer en Angleterre. Et dans leur cœur, de nombreux proches qu’ils ont suivis, laissés, parfois rencontrés sur leur route. Mais jamais oubliés. Reportage.
Le soir, les yeux en amande de Saba n’ont plus la force de rester vivants. Ils laissent, lentement, les larmes s’écouler sur l’oreiller improvisé de sa “maison”: une tente pour deux qu’elle occupe avec cinq autres Érythréens sur le terrain de l’usine Tioxide, l’un des trois camps de migrants, à Calais. La “jungle” comme tout le monde l’appelle. Où plusieurs centaines des 2500 migrants estimés par la préfecture du Nord-Pas-de-Calais en novembre dernier, se partagent un point d’eau -une borne à incendie. Une terre fatiguée par les pas, la pluie et le plastique des abris de fortune.
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“Il m’a dit de partir: nous n’avions plus assez d’argent pour continuer la route à deux.”
“Nous, nous sommes juste derrière la chapelle installée il y a un mois”, lance Saba, jeune Erythréenne de 23 ans dont le sourire s’efface quand elle parle de son mari. “Il me manque terriblement. C’est dur. Je n’ai pas de nouvelles de lui, souffle-t-elle. Pas de numéro non plus. Je sais juste qu’il s’est fait arrêter et qu’il est en prison maintenant, en Libye. Nous n’avions plus assez d’argent pour continuer la route à deux. Alors il m’a dit de partir.” Elle tend une petite boîte de concentré de tomates qui laisse échapper une odeur rassurante de café. “Nous nous sommes mariés en Érythrée. Et avons décidé de quitter le pays, ensemble. Ma mère est morte, mon père est en prison. Nous avions un grand besoin de liberté. Tu sais, notre gouvernement est dirigé par un dictateur. Il n’y a pas de paix, pas d’avenir. Dès l’âge de douze ans, les filles sont envoyées avec les soldats pour combattre les pays alentours et tuer.” Elle baisse un moment ses yeux avant de les tourner vers les derniers rayons de soleil qui inondent le terrain de Tioxide, transformé pour un temps en terrain de football.
Née sur la route
Des sonorités orientales couvrent à peine les voix et rires des joueurs. Et font trembler les petites enceintes installées temporairement par Dominique, ce Calaisien qui trimballe depuis plus de deux mois son groupe électrogène dans les trois camps de la ville pour que les migrants puissent recharger leurs portables. “C’est le seul lien qu’ils ont avec leur famille, précise-t-il. Certains ont du forfait, d’autres vont au bout de la rue pour avoir accès au wi-fi et se faire un Skype.” D’autres encore ne feront que dévorer des yeux les photos enregistrées sur leur téléphone. “C’est ma cousine, montre ainsi Atakhi. Elle est morte en 2011 alors qu’elle essayait de passer à Lampedusa.” Lui y est parvenu accompagné de sa petite amie, Winta, une Érythréenne qu’il a rencontrée en 2008 dans un camp au Soudan, et de leur fille, née là-bas, Adiam. “Elle va avoir trois ans dans quelques jours”, sourit le jeune homme de 24 ans installé à l’intérieur du hangar de Tioxide, là où les couples et les familles sont hébergés en priorité.
© Isabelle Demangeat pour Cheek Magazine
Contrairement à la centaine d’autres qui s’entasse sous des tentes, Athaki a eu droit à un peu d’intimité et loge dans un préfabriqué. Il y fait dormir sa femme et sa fille sur un matelas défoncé. “C’est difficile. Mais c’est temporaire et c’est en attendant l’Angleterre, donc ça va, soupire-t-il. J’ai besoin de trouver du travail. Ma fille doit aller à l’école.” Pour l’instant, elle zigzague entre les tentes, s’attarde dans les jambes de sa mère avant de frôler une bassine de linge. Juste à côté, trône une poupée semblable à celles laissées en vrac sur le lino des chambres du centre d’accueil de femmes et enfants tenu par l’association Solid’R, à l’extérieur de la ville.
“Mon mari est passé en Angleterre depuis trois mois.”
Financés par l’État, ces anciens bureaux modulaires accueillent depuis le mois de juillet 52 femmes et 8 enfants. “Ce n’est pas un hébergement, tient à préciser David Lacour, président de Solid’R, mais une mise à l’abri où tout est fait de débrouille.” Où des matelas s’enchevêtrent sur le sol et où des marmites réchauffent l’eau qui lavera les cheveux et les visages, si jeunes, de ces locataires.
Objectif: Angleterre
Dans ce qui leur sert de cuisine, l’une d’entre elles remue ses jambes et ses bras. Ses ongles multicolores frôlent parfois ses yeux noirs que le khôl rend encore plus profonds. “Elle fait de l’exercice”, rit Salaam* en désignant la gymnaste du doigt. Salaam est éthiopienne et se fait dorloter par les six autres occupantes de sa chambre: elle est enceinte et pourrait accoucher, seule, dans quatre mois. “Mon mari est passé en Angleterre depuis trois mois, précise-t-elle. Nous avons conçu notre bébé quand nous étions en Italie.” Comme toutes ses colocataires, Salaam aimerait rejoindre l’autre côté de la Manche, et son homme. On dit que là-bas, on trouve facilement du boulot au noir et que les contrôles d’identité n’existent pas. Mais pour l’instant, c’est compliqué pour la jeune femme: sa grossesse lui impose sécurité et prudence. Elle se contente donc de regarder tous les jours ses amies enfiler leurs couches de vêtements, emporter leurs effets les plus personnels avant de les encourager, de les embrasser. Le plus souvent, elles sont de retour le soir-même, déçues de ne pas être passées. “Si je suis heureuse d’être enceinte? Bien sûr!, sourit Salaam malgré tout. Un bébé c’est un cadeau de Dieu.” Qu’il soit musulman, protestant, chrétien ou autre, toutes invoqueront leur Dieu avant de partager, ensemble, leurs pâtes au saumon et à la sauce tomate. Le même plat que plus de cinq cents migrants viendront, honteux, mendier dans quelques heures quai de la Moselle, au centre de Calais.
© Isabelle Demangeat pour Cheek Magazine
Là-bas, les bénévoles de L’Auberge des migrants ou de Salam qui se partagent la préparation et la distribution des repas pendant la semaine, s’activent et manient la cuillère et le sachet. Véronique a choisi aujourd’hui de déposer de la crème hydratante dans le creux de ces centaines de mains, asséchées voire gercées. Et récolte sur son chemin de larges sourires de reconnaissance. Quant à Mirzada*, un Afghan de 26 ans, il pose ses yeux sur la file qui ne cesse de s’allonger pour mesurer la quantité de pâtes qu’il versera dans chaque barquette. Il a ses yeux des jours rieurs, ceux-là mêmes que Perrine*, une jeune Calaisienne, a fini par remarquer.
L’ amour malgré les barrières
À l’époque, en 2009, leurs rôles étaient presque inversés. Mirzada faisait la queue et Perrine distribuait. “J’étais bénévole depuis perpète, lâche-t-elle. C’était important pour moi, je m’y sentais bien. Au début, je ne connaissais pas Mirzada. Je l’avais déjà vu, comme tous les autres gars qui viennent manger, c’est tout. Et puis, de toute façon, je ne pensais pas du tout à une histoire avec un des migrants. C’était impossible! Toutes les filles bénévoles savent que la plupart d’entre eux vont te sourire. Parce que tu es une fille”, chose rare chez les migrants dont 10% seulement sont des femmes à Calais. “Et que tu es française.”
“À un moment, tu dis merde, l’amour, il est là, alors que tant d’autres ne l’ont pas!”
Mais le temps passe. Mirzada obtient ses papiers. S’engage dans les associations. Son regard et son sourire se font de plus en plus insistants envers Perrine qui “craque définitivement pour lui en juin 2013” et se lance dans l’aventure. “Il y avait cette forte attirance physique”, glisse-t-elle. “Et puis moi, je voyais bien que Perrine était différente des autres”, murmure Mirzada. Rires de Perrine qui se laisse volontiers caresser le bras. “Au début, je me mettais des barrières. Je me disais que ça allait être beaucoup de problèmes, confie-t-elle. Nous n’avions pas la même culture, pas la même religion, pas la même langue. Il y avait la famille qui ne comprendrait pas, les amis. Mais à un moment, tu dis merde, l’amour, il est là, alors que tant d’autres ne l’ont pas.”
Le couple a aujourd’hui décidé de vivre ensemble. Songe au mariage, aux enfants. “Si possible, dans l’ordre”, sourit Perrine, qui ajoute qu’elle a tout de même besoin de temps. Pour construire sa relation et, surtout, pour affronter ces yeux inquisiteurs qu’elle croise tous les jours dans les rues de Calais. “Il y a ceux qui pensent qu’il est avec toi pour les papiers, lâche-t-elle. Ou encore ceux qui, de toute façon, regardent les migrants comme des chiens.” Et puis les autres, ceux qui perçoivent régulièrement les regards embués, à l’image de ceux de la jeune Saba. La voilà justement quai de la Moselle. Il est 18 heures. La nuit commence à tomber. Elle remonte sa capuche et regarde vers la mer: l’Angleterre. Ses pensées, pourtant, restent accrochées en Libye.
Isabelle Demangeat
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