Découvert lors du Red Bull Music Festival à New York, Brujas, collectif de skateuses, mêle mode streetwear, engagement et culture underground. Rencontre avec Arianna Gil, une de ses têtes pensantes.
“Pas de réseaux sociaux, s’il vous plaît!” Au premier rang, à un mètre de la DJ qui mixe une house Chicago très agréablement rétro, une main surgit et muselle efficacement d’une gommette de papier blanc collée sur l’objectif de son téléphone la pulsion Instagram d’un spectateur, un peu interloqué.
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“Merci et bonne soirée”, lui glisse en souriant une des organisatrices. Ce soir de mai, le Performance Space de New York, un grand bâtiment situé dans l’East Village, anciennement appelé PS122 et dédié depuis toujours aux performances avant-gardistes, accueille le Red Bull Music Festival.
Toute la jeune branchitude new-yorkaise pour une soirée drag et queer
Après une stimulante avant-première de l’opéra aussi baroque qu’avant-gardiste d’Oneohtrix Point Never (à découvrir à Paris en septembre), le festival programme une soirée imaginée par le collectif féministe radical Brujas: l’Anti-Prom Night.
L’idée: détourner les codes de la prom night américaine, ce bal de promo qui marque la fin d’une étape de la scolarité et agit comme un rite de passage. Revu par Brujas, il devient l’Anti-Prom, une soirée queer et drag, incluante avant tout, dans laquelle chacun peut venir exprimer sa subjectivité. On y trouve des skateurs bien sûr, le milieu de prédilection de Brujas, et toute une jeune branchitude new-yorkaise. “A New York, la prom night est vraiment un truc particulier, surtout dans les banlieues environnantes. Il y a la fête et l’hôtel un peu décrépi qui suit. C’est une fête non seulement très genrée, très importante, mais également une fête de classe. Les pauvres ont beaucoup de mal à se payer une tenue pour cette soirée. Il y a pas mal d’associations qui aident les gens pour cela. C’est vraiment une tradition que je trouve pourrie: c’est comme si l’Etat te donnait un diplôme de personne sexuée”, explique Arianna Gil, cofondatrice du collectif.
Arianna skate chaque jour depuis ses 14 ans
Pendant qu’elle parle, son regard fixe un des adolescents qui exécutent quelques figures sur les minirampes et obstacles en bois disposés dans la pièce, recréant ainsi un squelette de skatepark. “Il y avait deux super skateparks tout près d’ici, se souvient Arianna. On a voulu leur rendre hommage. Ils n’existent plus aujourd’hui, à cause de voisins qui s’en sont plaint et aussi de la gentrification galopante qui s’est abattue sur le quartier et sur Manhattan.” Chez Brujas, la skate culture n’est pas un énième effet de mode. Arianna skate chaque jour depuis ses 14 ans, depuis le jour où elle a emprunté une planche à son grand frère et s’est mise à arpenter les rues de New York. Très vite, le skate est devenu un monde en soi, une forme de sociabilité, une façon de “traîner avec des gens” et de se sentir libre. Autant, en tout cas, que le lui permet ce milieu majoritairement masculin et peu enclin à faire de la place aux filles qui auraient décidé d’y traîner.
Un mix d’activisme politique, de mode et d’organisation de soirées
Brujas (“sorcières” en espagnol) naît en 2014, comme une réponse, une tentative d’ouvrir la voie et d’attirer la visibilité sur les quelques skateuses qui méritent elles aussi d’être respectées et prises en considération. “On aime la figure de la sorcière comme figure de l’hérétique, l’ennemie du capitalisme. On adore le bouquin de Silvia Federici (NDLR: Caliban et la sorcière: Femmes, corps et accumulation primitive). On a fait un workshop avec elle, d’ailleurs”, explique Arianna.
La jeune fille se qualifie “sans compromis”. Sa famille compte une branche uruguayenne de gauche engagée et décimée par la dictature et une autre, italo-américaine, contre laquelle sa mère, punk, s’est révoltée. La jeune fille s’engage très jeune politiquement, est ouvertement féministe, suit à la fac des cours sur “l’histoire de l’incarcération des Noirs aux USA” et joue comme bassiste dans un groupe qui tourne pas mal, SZA.
Avec une telle figure de proue, Brujas attire vite l’attention: les magazines de mode se passionnent pour cette bande de meufs badass descendues du Bronx au look streetwear, qui arpentent les rues de la ville. D’autant que les visées du collectif vont bien au-delà du seul monde du skate et mixent activisme politique, mode et organisation de soirées. Très vite, ses House Parties deviennent ultra courues -ainsi y a-t-on aperçu, lors de la dernière, la rappeuse Cardi B.
Des pièces très street et de larges hoodies
Brujas collecte également des fonds pour des causes qui lui tiennent à cœur ou crée des collections streetwear, qui reflètent ses engagements. Une de ses premières lignes, Brujas x 1971, est dédiée à “tous ceux qui refusent d’être gouvernés par des systèmes d’exploitation ou de contrôle”. Tous les profits sont reversés à des prisonniers.
Pour l’été 2018, Brujas a imaginé des pièces très street, de larges hoodies avec le logo du collectif, des pantalons et brassières aux couleurs pastel. “On veut devenir aussi connues que Palace”, dit Arianna, citant la marque de skate londonienne dont la seule évocation suffit (avec Supreme, of course) à faire défaillir un ado d’aujourd’hui.
Lors d’un séjour à Paris au cours duquel elle est allée skater au Trocadéro et au Palais de Tokyo, Arianna s’est liée d’amitié avec Christelle Kocher, dont elle dit “adorer le style”, et une de ses collaboratrices, la styliste underground Harmony Coryn. Arianna et Harmony ont signé un contrat d’exclusivité de distribution via l’e-shop de la créatrice, blacknewblack, et ouvriront ensemble un pop-up store pendant la fashion week parisienne de septembre.
Une rage contre la machine toujours intacte
“Une pote new-yorkaise m’a appelée et demandé de m’occuper d’une pote à elle. C’était Arianna. On s’est bien entendues, je viens un peu du même background. Je vois une continuité entre son boulot et celui de Kocher. Dans les deux cas, il y a une vraie mixité, une mode avec de ‘vraies gens’, rien de stéréotypé. Chez les deux, il existe aussi une volonté de rassembler, via ce langage très urbain, très connecté à la ville, dans laquelle elles évoluent respectivement”, raconte Harmony.
Le désir, aussi, de faire évoluer les mentalités. “Il n’y a pas de processus d’inscription chez nous, explique Arianna. Quiconque s’identifie peut participer. On est un groupe qui essaie de changer les choses, qui parfois échafaude des stratégies politiques et parfois fait la fête. La société dans laquelle on vit me rend pessimiste. Je ne pense pas que Weinstein ou MeToo aient changé quoi que ce soit.”
“On continue totalement, en tant que femmes, à être dévaluées sur les plans professionnel et personnel. La culture du viol est extrêmement forte. Il y a eu une prise de conscience, mais je ne pense pas que cela entraîne quelque changement structurel que ce soit. Le capitalisme est super fort, la police est super forte. L’Etat est plus puissant que jamais.” La rage contre la machine, elle, reste intacte.
Géraldine Sarratia
Cet article a été initialement publié sur Les Inrockuptibles.
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