Avec Le Cœur battant de nos mères, Brit Bennett signe un roman passionnant sur le passage à l’âge adulte et traite avec beaucoup de nuances de l’avortement. Rencontre.
Brit Bennett sait très bien que son Amérique, actuellement, ne fait pas rêver. La jeune femme de 26 ans l’admet volontiers dans un rire mi-gêné mi-amusé, assise au soleil à la terrasse où nous la retrouvons. La promotion de son livre Le Cœur battant de nos mères a commencé à la veille de l’élection de Trump. Elle a continué au lendemain de la nouvelle, qui a ressemblé à une énorme gueule de bois. Un matin, descendant de l’avion pour rejoindre sa prochaine destination, elle s’attend à recevoir des messages d’amis heureux de couronner la première femme présidente. “Au lieu de ça, j’ai reçu des textos désespérés de tous les gens que j’aime, soupire-t-elle. C’est effrayant et embarrassant.”
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Sur les routes, Brit Bennett a rencontré ses lecteurs pré- et post-Trump. Elle les décrit volontiers comme des gens intelligents, qui ont “beaucoup plus de nuances que nos politiciens”. En disant cela, elle espère ne pas paraître snob et plusieurs fois dans la conversation, elle s’assurera qu’elle n’est pas “cette Américaine fan de l’Europe” qui, elle nous le confie dans un éclat de rire, “la fait immédiatement passer pour une connasse prétentieuse” outre-Atlantique.
Tout comme l’héroïne de son roman Le cœur battant de nos mères, une lycéenne qui se fait avorter l’été avant de partir pour l’université, Brit Bennett a grandi à Oceanside en Californie, coincée entre l’ambiance stricte d’une base militaire et une communauté de surfeurs hippies vivant au rythme des vagues. Brit Bennett et sa famille ne font partie d’aucun des deux bords. Enfant, elle passe déjà son temps à lire. Aujourd’hui, elle cite comme influences Toni Morrison, James Baldwin, Zora Neale Hurston ou Alice Walker, mais à l’époque elle lit tout ce qui lui passe entre les mains. “Je n’étais pas comme mes amis qui disent aujourd’hui ‘Je ne lis que les classiques’. Moi j’adorais les romans d’aventure, la science fiction.”
Perfectionniste, Brit Bennett l’est. Pourtant, c’est en deux heures qu’elle va écrire l’essai qui va mettre le feu aux poudres et lancer sa carrière littéraire.
C’est logiquement qu’elle s’inscrit à l’université de Stanford où elle étudie l’écriture. Très vite, elle devient la première personne de sa famille à quitter les États-Unis, et elle part étudier un an à Oxford en Angleterre. Dès l’université, elle commence à travailler à son roman, qu’elle écrit et réécrit sans cesse, en le soumettant aux relectures de ses camarades et professeurs. Elle ajoute des voix, change sa manière de penser l’avortement, rectifie les trajectoires de ses personnages. Perfectionniste, Brit Bennett l’est. Pourtant, c’est en deux heures qu’elle va écrire l’essai qui va mettre le feu aux poudres et lancer sa carrière littéraire.
Son amie Jia Tolentino, éditrice et journaliste chez Jezebel, l’encourage depuis des mois à publier des essais sur le site féministe. Elle finit par la prendre au mot et lui envoie en décembre 2014 I don’t know what to do with good white people (Ndlr: “Je ne sais pas quoi faire des gentils Blancs”). Elle a écrit l’essai en une après-midi de rage, après l’acquittement de Darren Wilson, le policier de Ferguson qui a abattu Michael Brown. “J’ai eu besoin de l’écrire, explique-t-elle aujourd’hui. Je n’aurais jamais pensé que cela me mènerait à rencontrer mon agent et que cela lancerait ma carrière d’écrivaine. Je pensais qu’il serait seulement partagé par quelques-uns de mes amis sur Facebook!” Quelques amis? Ce sont des millions d’utilisateurs qui vont faire vivre son texte pendant des semaines. La victoire est pourtant “douce-amère” comme elle le dit aujourd’hui avec une moue hésitante. “Après cet essai, la presse m’appelait sans cesse dès qu’un Noir était abattu par la police. C’était très perturbant.”
Le Cœur battant de nos mères est un récit d’initiation subtil et intelligent qui traite dans un même élan du racisme, du rapport au corps, de l’amitié, du déchirement de devenir adulte.
Après cet essai coup de poing, on l’attend au tournant avec un roman en forme de brûlot féministe et anti-raciste. “Il n’y a rien qui m’ennuie plus que de savoir si l’on mérite ce label de ‘féministe’, explique-t-elle. C’est très réducteur. Moi ce qui m’intéresse, c’est de montrer comment on peut rendre compte des expériences complexes des femmes.” C’est ce qu’elle fait en racontant l’amitié de Nadia, une jeune femme qui vient de se faire avorter et d’Aubrey, qui cache un lourd secret et se réfugie dans la religion. Le Cœur battant de nos mères est un récit d’initiation subtil et intelligent qui traite dans un même élan du racisme, du rapport au corps, de l’amitié, du déchirement de devenir adulte. Et de l’avortement. Un traitement beaucoup plus nuancé que celui que l’on trouve habituellement dans la pop culture. “Les premières versions étaient plus ouvertement politiques, se souvient-elle. Ce qui m’a intéressée en définitive, c’est de montrer ce choix comme quelque chose de normal.” La même règle s’applique à son traitement du racisme. “Mon expérience, ce n’est pas de sortir un matin et d’être arrêtée par un membre du Ku Klux Klan, analyse-t-elle. C’est plus insidieux. C’est, par exemple, conduire en suivant toutes les règles parce que l’on repense à Sandra Bland ou Philando Castile. On se fait arrêter pour un phare défectueux et on finit mort.” C’est plutôt “un racisme qui rend fou”, comme l’explique son héroïne Nadia.
Pour l’heure, son roman est un best-seller outre-Atlantique et la fait voyager à Paris ou en Italie. Elle y embarque parfois sa mère, qui n’avait jamais quitté les États-Unis auparavant. Un studio de cinéma a même acheté les droits du Cœur battant de nos mères. Quand on lui demande si l’idée l’enthousiasme, Brit Bennett garde la tête sur les épaules. “C’est tellement dur de faire un film à Hollywood… Je n’en suis pas à choisir la tenue que je porterai à la première!” De notre côté, on prépare déjà le casting idéal.
Pauline Le Gall
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