De retour avec Nues, un troisième album enregistré à Los Angeles, le duo Brigitte s’est installé avec nous le temps d’une interview.
Baptiser son album “Nues”, à l’ère de Google, relève du coup de génie: plutôt que de tomber sur des photos d’Aurélie Saada et Sylvie Hoarau dans leur plus simple appareil, l’internaute coquin·e qui voulait se rincer l’œil sera guidé·e vers le site de la FNAC, d’iTunes ou d’Amazon. Et ne perdra pas au change. Car le troisième album des Françaises est un incroyable concentré de variété intelligente sous influence californienne, qui défie les époques et les styles pour crier l’évidence. L’évidence d’un duo à l’alchimie parfaite, la bavarde et la discrète, deux fausses jumelles qui se sont longtemps inventé des ressemblances pour mieux affirmer, désormais, leurs différences.
Ce nouveau disque est aussi une ode aux féminités abîmées, le baume magique qui pourrait réparer les femmes cassées.
Un disque enregistré à Los Angeles, ville fantasme qu’Aurélie Saada est partie habiter toute une année, pour en revenir plus parisienne que jamais. Précédé par le single Palladium, dont la seule pochette mériterait un Grammy -de mémoire, on a rarement vu autant de femmes, et toutes aussi différentes, sur une cover-, ce nouveau disque est aussi une ode aux féminités abîmées, le baume magique qui pourrait réparer les femmes cassées, de Lilith à Zelda Fitzgerald en passant par Frida Kahlo. Bref, un truc vachement plus intéressant qu’une paire de fesses, qu’on a décidé d’évoquer avec ses auteures en leur soumettant une liste de noms propres soigneusement choisis.
Father Yod
Aurélie Saada: C’est le gourou de la secte The Source Family. On s’est inspirées d’une de leurs photos pour la pochette et le clip de Palladium. Quand j’ai découvert cette image, je l’ai trouvée géniale et ultra-féminine. Dans ce clip, on voulait raconter la multitude de femmes. Trop de femmes, partout. Que ça déborde, que ça dégouline. Trop, c’est bien! Quand le marquis de Sade était en prison et s’apprêtait à en sortir, sa femme lui a écrit une lettre dans laquelle elle le prévenait qu’en son absence, elle avait pris du poids. Ce dernier lui a répondu “voyons, il n’y aura jamais assez de vous”. Cette phrase -qu’Orelsan cite par ailleurs dans son nouvel album-, résume bien l’état d’esprit dans lequel on a réalisé cette photo et ce clip.
Qui sont les femmes qui posent sur la pochette et figurent dans le clip?
AS: Toutes les copines de Los Angeles, leurs mamans et leurs enfants. Il y a ma mère ou le fils de Sylvie par exemple… C’est le seul garçon, et il est en robe. A contrario, ce qu’on croit être un petit garçon roux est une petite fille, qui ne souhaitait pas porter de robe. On avait envie de raconter tout ça.
Carole King
AS: On a enregistré dans le même studio qu’elle. Au tout départ, ce dernier était celui des Carpenters. Il y a dedans un gros cœur en cristal qui aurait appartenu à Karen Carpenter. La légende veut d’ailleurs que son fantôme erre dans le studio.
Pourquoi avoir enregistré Nues à Los Angeles plutôt qu’à Paris?
AS: J’ai vécu un an à Los Angeles et on s’est dit que ce serait dommage de ne pas en profiter pour enregistrer sur place. On a mis l’album en boîte en seulement trois jours! On a répété chez moi pendant une semaine avec les musiciens, puis on est entrées en studio en pensant enregistrer quelques titres ou quelques bribes. Et finalement, on a tout enregistré en live!
Zelda Fitzgerald
AS: J’ai une passion pour les podcasts de France Culture. Ma drogue, c’est La Fabrique de l’histoire d’Emmanuel Laurentin. L’été dernier, j’ai écouté Une Vie, une œuvre de Perrine Kervran sur Zelda Fitzgerald et je suis tombée amoureuse de ce personnage. J’ai tout de suite contacté Sylvie en lui disant qu’il fallait écrire quelque chose sur elle. J’ai trouvé ça fou qu’on la connaisse si peu par rapport à son mari, alors qu’elle s’est certainement fait piller une grande partie de ce qu’elle écrivait par lui. À ses côtés, elle n’a jamais réussi à se réaliser alors que cette femme peignait, dansait et écrivait extrêmement bien. C’était la plus belle et la plus convoitée des femmes et elle est devenue sa chose, folle, alcoolique.
Sylvie Hoarau: D’ailleurs, il a fini par la faire enfermer.
“Que celle qui n’a jamais été maltraitée lève la main…”
Paris
AS: Quand on est loin, on voit mieux. Et le manque se fait sentir. On a écrit la chanson Paris la première fois que Sylvie est venue me voir à Los Angeles. C’est le 14 novembre 2015 que j’ai décidé de partir, et j’ai inscrit mes enfants à l’école là-bas ce jour-là. Comme plein de gens, je n’aimais plus du tout à Paris à cette époque. Je ne voyais plus la beauté de cette ville. Heureusement que je suis partie car, en rentrant, j’en suis retombée complètement amoureuse. J’ai trouvé que les gens étaient très beaux, et que les points de vue étaient formidables. À Paris on parle, on débat, on n’est pas d’accord et ce n’est pas un problème. On se touche beaucoup aussi, il y a de la promiscuité. Bizarrement, j’ai adoré retrouver ça.
Jacqueline Sauvage
SH: C’est la femme qui a tué son mari, n’est-ce pas? On nous a fait tout une histoire pour une femme qui a tué son mari, mais combien de mecs tuent leurs femmes, franchement? Une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son mari, et on en parle très peu.
Votre morceau Sauver ma peau parle-t-il de ça, des violences faites aux femmes?
SH: On ne l’a pas écrit en pensant à des violences physiques, mais plutôt verbales. Même si ces dernières peuvent faire énormément de dégâts aussi.
Mais les paroles parlent pourtant d’être “jetée à terre”, ce genre…
AS: Oui c’est vrai, maintenant que tu le dis, c’est très clair. On redécouvre toujours nos morceaux quand on en parle en interview, c’est fou! Ce morceau en tout cas, c’est totalement du vécu évidemment. Que celle qui n’a jamais été maltraitée lève la main… Mais “sauver sa peau”, c’est se relever. Cet album parle un peu de ça: de la douleur et de ce qu’on en fait. Que ce soit l’homme qui te quitte, le père qui te délaisse, l’incapacité d’aimer…
© Shelby Duncan
Lilith
AS: Ce personnage abandonné, jeté de l’ancien testament, qu’on a tenté tant bien que mal d’effacer, fait partie des inspirations de l’album. Cette femme ne comprenait pas pourquoi elle devait être inférieure à Adam, alors, comme elle faisait chier, on a décidé qu’il fallait la pousser hors du jardin d’Eden! (Rires.) Mais parmi les inspirations de Nues, il y a aussi Frida Kahlo. Quand j’étais à Los Angeles, j’en ai profité pour aller passer quelques jours à Mexico et voir ses fresques. Voilà encore une femme qui a fait quelque chose de sa souffrance. Elle ne l’a pas cachée ni étouffée, au contraire elle l’a embrassée et en a fait une œuvre.
Juliette Armanet
SH: On l’avait prise seule au piano en première partie de nos concerts. On a tout de suite su qu’elle allait être énorme. Ça arrive à tout le monde de voir des artistes à leurs débuts et de n’avoir aucun doute sur la qualité de leur travail, leur personnalité, leur originalité et leur pertinence. Mais c’est quand même hyper flatteur de voir qu’on avait raison! (Rires.) Je me rappelle très bien son premier concert avec nous. Elle irradiait, c’était magique.
Vous ne preniez que des femmes en première partie de vos concerts et vous vouliez faire une compilation qui les regroupe. Qu’est devenu le projet?
AS: C’est dommage, on n’a pas eu le temps de le réaliser. Mais on a essayé de faire des choses sur nos réseaux sociaux, comme des playlists avec toutes ces nanas-là. Ensuite, que faire exactement? Un collectif, peut-être? La sororité c’est important, faire des choses ensemble aussi, mais on le fait toutes déjà de manière naturelle.
Brigitte Macron
SH: Elle va bien avec toutes les autres Brigitte qu’on citait jusque-là. À tel point que les médias ont souvent repris ce que nous avions dit sur les Brigitte, ce prénom qui, pour nous, représente des femmes audacieuses et plurielles.
AS: C’est un prénom qu’on trouve iconique pour toutes ces raisons. Brigitte, c’est aussi bien Bardot ou Lahaie, que toutes les Brigitte anonymes.
Propos recueillis par Faustine Kopiejwski