Après la déflagration médiatique suscitée par le récent passage du philosophe Geoffroy de Lagasnerie sur France Inter, retour sur le fond de son nouvel essai, Sortir de notre impuissance politique (Fayard).
Le passage de Geoffroy de Lagasnerie dans la Matinale de France Inter, le 30 septembre, a déclenché une impressionnante réaction en chaîne. Polémique sur Twitter, billet salé de Géraldine Mosna-Savoye sur France Culture, édito de Daniel Schneidermann dans Libération, sans parler des cris d’orfraie compassés du Point et du Figaro. En cause, sa réponse désarçonnante à un auditeur qui l’accusait de faire preuve d’une “très grande intolérance” : “Je pense que le but de la gauche est de produire des fractures, des débats intolérables dans le monde social. (…) Je pense que nous perdons notre temps lorsque nous allons dans les chaînes d’info débattre avec des gens inconvaincables. Nous ratifions la possibilité qu’ils fassent partie de l’espace du débat. J’assume le fait qu’il faut reproduire un certain nombre de censures dans l’espace public, pour rétablir un espace où les opinions justes prennent le pouvoir sur les opinions injustes.” Relancé sur le terme de “censure” par Léa Salamé, il rectifie le tir, en pure perte : “Plus que la censure, parce que je ne suis pas favorable à l’appareil d’Etat, je suis favorable à une forme de mépris que la gauche doit avoir pour les opinions de droite.” Trop tard. En un tournemain, ce n’est plus le philosophe que l’on voit, mais un autodafé.
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Son livre, Sortir de notre impuissance politique (Fayard), vaut pourtant plus que le bruit de fond de ses détracteurs courroucés. En moins d’une centaine de pages, écrites avec clarté sous la forme d’une conférence, le philosophe et sociologue cherche les causes des échecs répétés du camp progressiste depuis des décennies, et les moyens de sortir de cette spirale du désespoir. Membre du Comité Adama et soutien de l’Action Antifasciste Paris Banlieue (entre autres), Geoffroy de Lagasnerie est immergé dans les luttes. Cela rend sa critique des failles du mouvement social d’autant plus aiguë. Selon lui, celui-ci a fini par fétichiser son répertoire d’action (pétitions, manifestations, grèves, émeutes…), en dépit de son évidente inefficacité – à quelques rares exceptions près. Comme si les contestataires rejouaient sans cesse la même scène en s’assignant des outils éculés, censés être essentiels à l’opposant·e au néolibéralisme, sans réel souci de l’atteindre en son cœur. “Ce n’est pas tellement que nous luttons, c’est que nous nous signifions comme sujets-en-lutte auprès des autres en recourant à ce type de pratiques. Nous n’agissons pas politiquement en stratèges mais en automates”, écrit Geoffroy de Lagasnerie.
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Réviser les choix des espaces de prises de parole
C’est donc dans la perspective utilitariste de renouer avec des tactiques efficaces qu’il fonde sa réflexion, dans la lignée d’un récent essai stratégique d’Andreas Malm sur la lutte écologique, Comment saboter un pipeline (La Fabrique). Nulle surprise, donc, à ce qu’il s’adresse prioritairement au public restreint qui partage ce souci, et que son débit mitraillette chatouille les oreilles de certain·es auditeur·trices de France Inter. Son postulat de départ est simple : si la “dissidence” est devenue à ce point inoffensive (ou en tout cas programmée par le système) qu’elle n’influence même plus le cours des choses, c’est qu’il est peut-être temps de la redéfinir selon des critères nouveaux, quitte à donner un sens inédit à la “radicalité”. Aux antipodes d’une “mélancolie de gauche” (Enzo Traverso) consistant à cultiver le souvenir des épisodes révolutionnaires passés pour subvertir le présent, Geoffroy de Lagasnerie fait abstraction des routines et mots d’ordre convenus pour trouver le moyen de surprendre le pouvoir. Il tacle d’ailleurs, au passage, ceux qui éprouvent du plaisir au vertige de l’émeute (le “courant zadiste ou autonomiste”) : “Les couches qui portent un désir subjectif de révolution n’ont pas les moyens objectifs de la faire, et ce désespoir favorise chez elles des comportements de retrait, de désengagement ou de dépense de l’énergie en pure perte.”
Difficile de démentir ce constat d’impasse tactique, et le sentiment de résignation connexe qui imprègne jusqu’aux scénarios des films qui touchent à la question sociale : de Nos batailles de Guillaume Senez à En guerre de Stéphane Brizé, en passant par Gloria Mundi de Robert Guédiguian, dont le titre interpelle ironiquement la gauche – la gloire ayant cédé le pas depuis bien longtemps à l’angoisse et à la défaite.
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Pour que la gauche gagne à nouveau du terrain, le philosophe, qui critiquait dans son précédent ouvrage (La conscience politique, Fayard, 2019) l’usage de mots galvaudés inaptes à mobiliser efficacement, propose trois pistes qui ont le mérite d’être concrètes. La première consiste à ne plus se définir seulement en réaction à l’Etat et à ses réformes réactionnaires. Cela conduit trop souvent, selon lui, à se satisfaire du maintien du statu quo, comme si ne pas reculer devenait synonyme d’avancer (cf. la mobilisation contre le CPE en 2006, souvent qualifiée de “victoire”). Deuxièmement, il conviendrait de réviser les choix des espaces de prises de parole du mouvement social. Se plier aux exigences des talk-shows ou de l’infotainment pour tenter de faire valoir une parole de gauche, dans une arène calibrée pour le clash et résolument hostile, s’avérerait trop coûteux en énergie et peu rentable en conversions – sur le cas Zemmour, l’historien Gérard Noiriel émet les mêmes réserves contrites.
“Le refus des scènes imposées et de la compromission”
D’où cette interrogation du philosophe, qui n’a pas manqué d’interpeller Léa Salamé et Nicolas Demorand : “Vaut-il mieux intervenir dans la matinale d’une grande chaîne de radio ou organiser une tournée des universités ? Cette formulation est volontairement simpliste parce qu’elle oppose des interventions qui peuvent sans doute fonctionner de manière complémentaire – et même que nous devons tâcher de faire fonctionner de manière complémentaire. Mais peut-être que notre manière de considérer les lieux importants de la prise de parole et de l’apparition publique nous éloigne du contact avec celles et ceux sur lesquelles nous pourrions vraiment avoir prise.” C’est à ce moment qu’intervient la question du “boycott” – forme de censure par l’évitement, si l’on veut, mais qui se distingue cependant des ciseaux de l’Inquisition : “Dans le champ intellectuel, le boycott, le refus des scènes imposées et de la compromission sont toujours à long terme des stratégies plus puissantes que la participation à de faux débats qui nous amènent à reconnaître nos ennemis comme des interlocuteurs légitimes et à laisser leurs opinions contaminer nos espaces et nos esprits (ne serait-ce que parce que nous perdons du temps à leur répondre)”, soutient-il.
Le sociologue Bernard Lahire ne disait pas autre chose, dans un texte remarquable publié par Regards en 2011 : “Lorsque des intellectuels décident de résister à cette logique (comme ce fut le cas avec l’appel de Mediapart de décembre 2009, ‘Nous ne débattrons pas’, qui invite à ne pas débattre sur ‘l’identité nationale’), on a beau jeu de leur reprocher leur manque d’ouverture, leur refus paradoxal de débattre alors que tout intellectuel est censé, nous dit-on, être disposé en permanence à le faire. Grave erreur : un intellectuel digne de ce nom est une personne capable de rester silencieuse quand elle n’a rien à dire et de ne pas débattre lorsque les conditions du débat ou la question débattue ne lui semblent pas correctes. Son rôle serait plutôt de créer le débat sur des questions dont personne – parmi les personnes autorisées à construire l’actualité – ne veut entendre parler ou ne trouve intéressant de parler.” On ne l’accusait pas alors d’être un “apprenti dictateur”.
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“Il faut subvertir l’opposition entre méthodes subversives et méthodes conservatrices”
L’expression politique, qui est indispensable, n’est cependant pas suffisante. Aussi Geoffroy de Lagasnerie propose-t-il, en dernière instance, des formes “agissantes et proactives” de la contestation. Deux options satisfont ces critères : l’action directe d’une part – Carola Rackete forçant le blocus italien en Méditerranée pour secourir les migrants en 2019, ou encore l’action de Cédric Herrou ayant fait inscrire dans le droit le principe de fraternité –, et l’infiltration des postes de pouvoir d’autre part. C’est ce dernier point qui frappe par son originalité. Pour Geoffroy de Lagasnerie, il faut s’inspirer de la réussite du néolibéralisme, qui depuis les années 1970, par un travail souterrain, a réussi à subvertir de l’intérieur les institutions. “Il faut subvertir l’opposition entre méthodes subversives et méthodes conservatrices”, lance ainsi le philosophe, encourageant les jeunes générations à conquérir les institutions réputées les plus conservatrices – universités, ENA, police, magistrature… Certains grinceront peut-être des dents en décelant dans cette idée les germes d’un tournant social-démocrate. Mais Geoffroy de Lagasnerie s’en défend, en affirmant qu’il faut cumuler conquête des appareils de pouvoir et action directe. Aux mythes qui empêchent les luttes de se renouveler, le philosophe oppose des contre-mythes qui donnent un sens nouveau à la mobilisation.
Sortir de notre impuissance politique (éd. Fayard)
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