Dans Retour chez ma mère, Alexandra Lamy squatte l’appartement de sa mère, Josiane Balasko, après avoir perdu son travail. Une situation en train de se banaliser chez les “boomerang kids”, ces trentenaires qui reviennent au domicile familial sur fond de crise économique et immobilière. Enquête.
“Prends le couteau à beurre pour tartiner”, “C’est toi qui as baissé le chauffage?” ou encore le légendaire “C’est pas en restant couchée que tu vas trouver du travail!”: dans Retour chez ma mère, en salles aujourd’hui, Josiane Balasko enchaîne les répliques qu’on a tous (trop) entendues dans notre vingtaine, à destination de sa fille, d’une quarantaine d’années, campée par Alexandra Lamy. Problématique, cette situation? Elle reflète plutôt une nouvelle réalité pour les adultes nés dans les années 80. Ceux que la sociologue canadienne Barbara Ann Mitchell avait baptisés dès 2007 les “Boomerang Kids”, les enfants qui reviennent au foyer familial des années après l’avoir quitté.
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Les “Boomerang Kids”, une tendance qui reflète son époque
Après la génération “Tanguy” qui se refusait à déserter un cocon trop douillet, les enfants boomerang se voient forcés d’y revenir, à la suite d’une rupture amoureuse, de problèmes de logement ou d’emploi, voire les trois à la fois. Généré par la crise économique de 2007-2008, ce phénomène ne témoigne plus d’un goût pour le confort des trentenaires, mais à l’inverse, d’une précarité grandissante. En décembre dernier, la fondation Abbé Pierre appelait le gouvernement à réagir avec une étude sur “la face cachée des Tanguy”. Sur 4,5 millions de jeunes majeurs vivant encore chez leurs parents, 1 million déclaraient qu’ils quitteraient le domicile familial s’ils en avaient les moyens.
“Aujourd’hui on considère que, de 18 à 30 ans on peut rebattre les cartes, que rien n’est acquis.”
Selon la même étude, basée sur une enquête de l’INSEE, en 2013, 35% des 25-34 ans vivant chez leurs parents avaient déjà fait l’expérience d’un logement indépendant. La moitié d’entre eux déclaraient ne pas avoir eu d’autre choix que de revenir. La crise du logement fragilise les vies professionnelles, personnelles, et les relations familiales. Les enfants quittent plus tard le domicile familial, pour des logements plus chers et plus petits que ceux qu’ont connu leurs parents. Et ils sont maintenant susceptibles à tout moment de revenir frapper à leur porte, tant leurs vies sont chaotiques. Entre 2002 et 2013, toujours selon la fondation, le nombre de “Boomerang Kids” de plus de 25 ans a augmenté de 20%.
Pour la sociologue Monique Dagnaud, chercheuse au CNRS spécialisée dans les pratiques culturelles et les difficultés d’insertion des adolescents et post-adolescents, ces chiffres en augmentation croissante s’expliquent par le fait que “nous ne sommes plus sur le modèle des années 50, 60, 70 où les enfants quittaient le foyer pour en construire un autre. Les vies sentimentales et conjugales sont plus heurtées, on fait des enfants plus tard, le chômage est important, surtout pour les jeunes, et le travail est souvent précaire… Tout est bouleversé. Aujourd’hui, on considère que, de 18 à 30 ans, on peut rebattre les cartes, que rien n’est acquis.”
La rupture, cause principale de l’effet boomerang
Que l’on ait quitté son appart pour emménager chez son cher et tendre, qu’on veuille éviter la colocation gênante avec son ex, où qu’on trouve tout simplement porte close un beau jour, la rupture est bien souvent la cause d’un retour non désiré au domicile parental. Morgane, 33 ans est revenue vivre chez sa mère depuis six mois: “Je vivais à Montpellier chez mon copain. Il était originaire de la Sarthe, et moi de Nantes. L’été dernier, il était dans une mauvaise phase, il ne savait plus trop où il en était, il a décidé que ça nous ferait du bien de retourner un peu chez nos parents, se souvient-elle. Les siens ont une grande maison à la campagne. Ma mère a un HLM à Nantes, et elle vit avec mon frère de 31 ans. Mais je l’ai suivi. J’ai quitté mon travail et le sud, où je vivais depuis mes 18 ans. Il est rentré chez ses parents, moi chez ma mère, et au bout de deux semaines, il m’a quittée.”
Sans repères dans une région qu’elle a quittée il y a quinze ans, Morgane a décidé de prendre le temps de se retourner, financièrement et psychologiquement, en restant quelques mois chez sa mère. “Dans le sud, même si j’ai des amis qui pourraient m’héberger, le travail ne court pas les rues. Je suis de retour à Nantes, il faut que j’essaie d’en tirer les avantages. Je cherche à faire une formation, trouver un appartement, pour l’instant je suis trop fragile mentalement et matériellement pour repartir à Perpignan, où je vivais avant de le rencontrer.”
“La solidarité entre les générations est de plus en plus importante.”
Thomas, 33 ans, est revenu vivre dans l’appartement familial qu’il avait quitté à 25 ans. “Je suis resté neuf ans avec mon ex. Elle n’est pas originaire de Paris, contrairement à moi, alors quand on s’est séparés, ça m’a paru normal de lui laisser l’appartement dans lequel on vivait, le temps qu’elle trouve autre chose. J’ai squatté chez ma sœur pendant une semaine, puis chez des potes, j’avais l’impression d’être SDF. J’ai fini par aller chez mes parents. C’est vraiment temporaire, j’espère que d’ici juillet, j’aurai retrouvé quelque chose.”
Les parents comme seul point de repère
Choisir de revenir au domicile familial quand on pourrait squatter le canapé de nos potes, c’est aussi un moyen d’échapper pour quelques mois à un monde chaotique et de revenir à un environnement sûr, connu, chaleureux, où les parents font office de repère. Eux qui n’ont jamais connu cette situation ont appris à tendre la main à leurs enfants, sans jugement. “La solidarité entre les générations est de plus en plus importante, explique Monique Dagnaud, parce que la société est beaucoup moins rigide et normée qu’autrefois. Les opinions entre générations ont tendance à s’uniformiser. Les parents comprennent qu’on se marie moins, qu’on se sépare plus facilement, que la précarité est un facteur décisif dans la vie de leurs enfants. Intellectuellement, ils sont disposés à comprendre qu’un retour au foyer soit nécessaire après un accident de la vie.”
Le risque de ce retour est quand même de passer de boomerang à Tanguy, et de ne plus vouloir repartir. Pour la psychologue Yvonne Poncet-Bonissol, ce besoin d’affection ne doit pas se transformer en dépendance, encore moins en régression: “Lors d’une rupture affective, il est évident qu’on a besoin d’être consolé par un amour inconditionnel, souligne-t-elle. Mais le risque vient des mécanismes inconscients, qui vont faire que l’enfant va automatiquement se laisser surprotéger, voire reprendre des réflexes d’adolescent. C’est pour cela qu’il faut que le séjour soit délimité dans le temps. Sinon, cela peut finir par impacter la position sociale de l’enfant qui va commencer à se sentir mal à l’aise et honteux.”
Tanguy © Telema Productions
Au bout de six mois de colocation avec sa mère et son frère, Morgane va dans ce sens et refuse de laisser la situation s’éterniser. “J’ai l’impression de revivre mon adolescence, raconte-t-elle. J’ai été indépendante très tôt, je suis partie de chez ma mère à 18 ans! C’est difficile pour moi de vivre de nouveau avec elle.” Un sentiment partagé par Thomas: “Je suis professeur des écoles. Sortir de classe et rentrer chez tes parents, à 33 ans, ça fait tout drôle. Et puis, il faut se caler sur les règles de quelqu’un d’autre. Moi, ce qui me manque le plus, c’est bête, mais c’est de laver mon linge, de faire mes courses, de me faire à manger.”
Pour Yvonne Poncet-Bonissol, l’important pour entretenir de bonnes relations, “c’est la com-mu-ni-ca-tion”; “entre trois et six mois, tout va bien. Si le séjour dure plus longtemps, il faut commencer à poser des règles et surtout, que chacun respecte l’univers de l’autre. Il faut que les enfants préviennent quand ils vont rentrer tard, par exemple, et participent financièrement à la vie de la maison.”
Mais la situation n’est pas toujours aussi simple, et un retour brusque dans un foyer quitté des années auparavant remet parfois sur la table des tensions oubliées. Pour Morgane, la situation s’avère compliquée: “Mon frère de 31 ans n’est toujours pas parti de chez ma mère. Il vit très mal mon retour, lui qui avait l’habitude de vivre seul avec elle. En plus, quand je suis revenue, mon autre frère de 29 ans venait de quitter sa copine et il est également rentré pour quelques mois, avec toutes ses affaires. J’ai dormi sur la canapé du salon pendant trois mois avant de pouvoir intégrer la chambre d’amis, il a fallu que je m’impose pour me faire une place. Ma mère travaille et s’occupe de sa propre mère, qui est gravement malade. J’essaie de l’aider, de la soulager, de faire comprendre à mon frère qu’il faut qu’il prenne son envol. Moi qui suis revenue pour me reconstruire, je me retrouve à aider tout le monde, sauf moi-même.”
“Je ne sais pas si cette nouvelle entente va durer, mais vivre ensemble nous donne l’occasion d’essayer.”
Morgane et Thomas tombent d’accord sur une chose: aucun d’eux n’a été très proche de ses parents depuis l’adolescence. Et cette cohabitation forcée crée une nouvelle relation, sur des bases différentes. “On ne parle pas de ma rupture, surtout parce qu’ils ont l’air encore plus tristes que moi, ils aimaient beaucoup mon ex, confie Thomas. Par contre, on fait des choses qu’on ne faisait jamais, on va voir des expos, on dîne ensemble régulièrement… On a eu des rapports assez conflictuels pendant des années. Je ne sais pas si cette nouvelle entente va durer, mais vivre ensemble nous donne l’occasion d’essayer.”
Observé entre autres aux États-Unis, en Angleterre, au Canada, en Espagne, en Italie, ou encore au Japon, le phénomène des “Boomerang Kids” montre un monde en mal d’opportunités pour ses jeunes professionnels. Le Canada en a même déjà fait une série (ci-dessus). D’ailleurs, on parie que, comme celui de “Tanguy” avant lui, le qualificatif sera entré dans le langage courant d’ici quelques années.
Clémentine Spiler
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