[Le monde de demain #10] Tous les jours, un entretien ou un texte pour nous projeter dans le monde que l’on retrouvera au sortir de cette crise sanitaire. Aujourd’hui, le sociologue Bernard Lahire détaille la manière dont le confinement renforce les inégalités, et insiste sur la nécessité d’un tournant politique.
Retrouvez les précédents épisodes de la série :
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>> Episode 1 : Le monde de demain, selon Stanislas Nordey
>> Episode 2 : Le monde de demain, selon Daniel Cohen
>> Episode 3 : Le monde de demain, selon Aurélien Bellanger
>> Episode 4 : Le monde de demain, selon Corine Pelluchon
>> Episode 5 : Le monde de demain, selon Vincent Macaigne
>> Episode 6 : Le monde de demain, selon Miossec
>> Episode 7 : Le monde de demain, selon Capucine et Simon Johannin
>> Episode 8 : Le monde de demain, selon Arlette Farge
>> Episode 9 : Le monde de demain, selon Simon Liberati
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
Depuis des années, le sociologue à l’ENS de Lyon et membre de l’Institut universitaire de France Bernard Lahire étudie les systèmes de reproduction sociale et les inégalités. Son dernier livre, Enfances de classe (Seuil), portait sur les inégalités parmi les enfants. Surpris par le confinement alors qu’il venait de terminer écriture du second tome de L’Interprétation sociologique des rêves, il a accepté de nous répondre malgré sa sidération face à la situation. Il constate que le confinement va renforcer les inégalités, scolaires notamment, et appelle le gouvernement à “prendre acte de la souffrance sociale exprimée au cours de ces dernières années, souffrance qui ne va pas se dissoudre dans une épidémie”.
Avez-vous l’impression de vivre un moment tout à fait inédit ?
Bernard Lahire — Oui, mais ce n’est pas qu’une impression. Pour la grande majorité des Français, qui n’ont jamais connu une situation publique semblable au cours de leur vie, le moment est totalement inédit. Le confinement est une réponse adaptée à la situation sanitaire, sur la base de ce que la science épidémiologique nous a appris à connaître des virus et de leur transmission. Mais ce qui est, sur le papier, une évidence (rompre les chaînes de transmission pour freiner l’extension de l’épidémie) a des conséquences sociales très importantes et qui touchent, pour certaines, au cœur de ce que sont les sociétés humaines.
Quelles sont ces conséquences sociales ?
Empêcher les réunions, les rassemblements, les regroupements publics, éviter les contacts ou les trop grandes proximités physiques, sauf entre les très proches (au sein de chaque famille), c’est empêcher des liens qui sont centraux dans la vie de cet animal “ultra-social”, comme disent les éthologues et paléoanthropologues, qu’est Homo sapiens. Et pour les malades qui sont séparés de leurs proches, pour les personnes âgées dépendantes qu’on ne peut plus aller voir, pour les prisonniers qui n’ont plus de droit de visite, tout cela est plus dur à vivre encore.
Et puis la limitation des sorties avec justificatif à fournir en cas de contrôle est forcément vécue comme une privation de liberté, temporaire mais dont on ne connaît pas la fin. Donc tout ça est très fort, et inédit pour toutes celles et ceux qui n’ont jamais connu la guerre ou des privations de liberté d’une telle ampleur. Pour tout le monde, et je pense tout particulièrement aux enfants, la situation est potentiellement anxiogène et peut conduire à des souffrances psychiques (immédiate ou ultérieure) dont il faudra bien mesurer l’ampleur par la suite.
Par ailleurs, c’est une situation qui crée des différences entre des groupes. Les personnels soignants sont évidemment hyper sollicités et se retrouvent en première ligne dans ce genre de cas. Il y a aussi toutes les professions, tous les secteurs d’activité et tous les commerces qui ont été obligés de plier boutique parce qu’ils ne sont pas immédiatement utiles à la survie (lieux d’enseignement, librairies, salles de cinéma, salles de spectacles, festivals, manifestations littéraires, colloques scientifiques, bars, restaurants, discothèques, etc.) et qu’ils impliquent des rassemblements de population trop dangereux.
Les inégalités sociales en sortiront donc renforcées ?
Les inégalités sociales préexistantes sont en effet renforcées dans un tel contexte. Beaucoup d’ouvrier·ères et d’employé·es, de technicien·nes, d’artisans et de commerçant·es, d’agriculteur·rices, etc., sont obligé·es d’aller au travail, et de prendre parfois des risques pour assurer que tout le monde puisse continuer à avoir de l’électricité, du gaz, de l’eau potable, des espaces publics propres, des produits alimentaires, etc. D’autres sont en situation de chômage technique et vivent des situations financières difficiles.
Celles et ceux qui sont confiné·es dans des espaces domestiques très restreints ressentent encore plus terriblement que les autres le repli dans leur logement. Celles et ceux qui possèdent des résidences secondaires à la campagne ou à la montagne sont souvent parti·es de leur résidence principale pour pouvoir disposer de plus d’espaces intérieurs, de terrains, de jardins, etc.
Les inégalités scolaires vont se renforcer car les enfants ne disposent pas tous des mêmes possibilités d’apprendre à la maison, etc. Tout le monde ne vit donc pas la même situation en fonction de ses conditions matérielles et culturelles d’existence.
Dans ce contexte gravissime, Emmanuel Macron semble revenir sur l’orientation très libérale de ses réformes, en valorisant le service public, en proclamant que “l’Etat paiera”, etc. Que vous inspire ce revirement de bord apparent ?
Je n’y crois guère. Le président de la République semblait d’un coup découvrir les vertus du service public et des logiques non-marchandes. Oui, la santé, l’enseignement, la recherche, la culture ne devraient pas répondre à des logiques marchandes. Oui les fonctionnaires, dont on dit tant de mal depuis plusieurs décennies, sont des personnels utiles et dévoués. L’effort qu’accomplissent aujourd’hui les personnels de la fonction publique hospitalière est remarquable. Mais depuis combien de temps les hôpitaux publics tirent la sonnette d’alarme sans être entendus ?
Et côté recherche publique, les témoignages de certains chercheurs qui travaillent depuis le début des années 2000 sur le coronavirus, avec des manques de financement, des personnels précaires, etc., montrent cruellement que maltraiter ces secteurs peut se payer très cher par la suite. Il ne faut pas être un grand clerc pour se rendre compte qu’avec plus de moyens au moment où ils et elles en avaient besoin, les chercheurs auraient peut-être permis de trouver des moyens de lutter contre ce genre de virus. Connaître c’est pouvoir agir. Ne pas connaître c’est subir.
Les plus puissants auront toujours les moyens de se protéger mieux que quiconque de ce genre d’épidémies, mais arrive un moment où ils ne peuvent pas se prémunir totalement de tout risque. Le virus peut finir par toucher les puissants comme les plus faibles, les plus riches comme les plus pauvres.
Pensez-vous que cette crise est un marqueur historique ? Comment imaginez-vous le monde d’après ?
Cette épidémie mondiale intervient en France au moment où de nombreux conflits sociaux étaient en cours : le mouvement des Gilets jaunes pour plus de justice sociale, qui n’a absolument pas été entendu et a même été très fortement réprimé par le gouvernement, les mouvements de grèves contre la loi sur les retraites, contre la remise en cause des services publics, contre la précarité dans les secteurs de la recherche, etc.
Donc comment les choses vont évoluer à la fin de cette épidémie, c’est difficile à dire. Mais le gouvernement devrait prendre acte de la souffrance sociale exprimée au cours de ces dernières années, souffrance qui ne va pas se dissoudre dans une épidémie, et profiter lui aussi – puisque le président de la République nous invite à lire durant cette période – de cette situation exceptionnelle pour réfléchir aux conséquences de sa politique.
Que faites-vous de ce temps confiné ?
Il se trouve que mes enseignements étaient regroupés au premier semestre et que j’avais des séjours scientifiques à l’étranger prévus qui ont, bien sûr, été annulés. Mais pour un chercheur ou un intellectuel, le travail chez soi est possible, parce que, en dehors de nos enquêtes empiriques ou de nos expériences en laboratoire, nous avons des livres et articles à lire à profusion, nous pouvons écrire, échanger par téléphone, par Skype ou par mail, etc.
Une fois passé le temps de la sidération et de l’accablement, on peut se reconcentrer plus ou moins facilement sur son travail. Les non-précaires de ces secteurs ne sont pas les plus à plaindre.
Vous me disiez avoir terminé le second tome de votre Interprétation sociologique des rêves, juste avant le confinement. Je me demandais si les vôtres, de rêves, avaient changé depuis que nous sommes entrés dans cette période ?
Je n’ai pas noté systématiquement ceux-ci, mais la situation actuelle est déjà entrée dans mes rêves, et j’imagine que cela doit être le cas de beaucoup de Français. Il m’est donc déjà arrivé de faire des cauchemars, avec des sentiments d’oppression. Devoir faire la queue devant les magasins, croiser des gens avec des masques, tenir ses distances avec les autres, tout cela fait écho à des images de films ou de séries TV qui entrent parfois (ça a été mon cas) dans les rêves.
Mais je sais, pour y avoir beaucoup travaillé au cours de ces dernières années, que toute nouvelle situation traumatisante est susceptible de réveiller des traumatismes (petits ou grands) anciens et qui n’ont pas grand-chose à voir avec la situation présente. La diversité des expériences vécues passées par les uns et les autres, fait que nous ne vivons pas de la même façon la situation présente, et cela est vrai dans notre vie éveillée comme dans nos rêves.
Dernier livre paru Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants (Seuil)
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