Dans un essai à la fois réflexif et intime, l’historien Benjamin Stora éclaire pourquoi la gauche française a échoué à répondre aux promesses de 68.
A bout de souffle ; pour beaucoup d’anciens militants marqués par l’allégresse de l’année 1968 et par les promesses que les barricades incarnèrent en dépit de leurs échecs, l’état des lieux de la gauche française, cinquante ans plus tard, produit forcément un long soupir. Qu’on invoque la mélancolie de gauche, les regrets ou les trahisons, c’est souvent d’un deuil qu’il est question lorsqu’on écoute leurs souvenirs partagés entre nostalgie et amertume. Le témoignage situé et réfléchi que propose l’historien Benjamin Stora sur son Mai 68 à lui (militant trotskyste à l’époque) et ses lendemains déceptifs évoque sensiblement l’histoire d’un héritage perdu.
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“Que s’est-il passé ? Qu’avons-nous raté ?“
En revenant dans ce livre, 68, et après, les héritages égarés, sur les rêves de sa jeunesse, à un moment fondateur de son regard sur le monde, l’actuel président du musée national de l’histoire de l’immigration tente de comprendre et d’analyser les raisons de la mélancolie de gauche contemporaine. “Que s’est-il passé ? Qu’avons-nous raté ?“, se demande le mémorialiste du colonialisme et de sa propre destinée.
Reprenant le fil de son parcours, entre militantisme gauchiste à l’OCI, engagement au Parti socialiste à partir de 1986, et brillante carrière universitaire, Benjamin Stora reconnait que l’année 68, année de son “engagement radical“ semble déjà “une séquence lointaine reculant sans cesse sous les coups de boutoir de ceux qui ont toujours voulu la restauration d’une société autoritaire, conformiste, vivant dans les normes établies par les puissances de l’argent et de l’ordre moral“.
Sans évidemment nier les apports décisifs de la révolte étudiante qui a transformé de fond en comble la société (la défense des minorités, l’écologie, les relations au sein de la famille, les droits des femmes, le rapport au corps, les questions éducatives…), l’auteur reconnait que ce moment fondateur s’est “progressivement fracturé“.
La responsabilité de la gauche socialiste
“Prise en étau sur le plan idéologique entre un libéralisme débridé et un républicanisme outrancier“, la gauche socialiste porte selon lui la grande responsabilité de ces échecs. Alors même qu’une offensive idéologique puissante, venue de la droite, s’est menée dès la fin des années 1970 contre les engagements de l’après-68, la gauche n’a pas su résister à ses opposants. La “pensée 68“ telle que la définissait Luc Ferry fut largement rejetée sans que la gauche ne sache riposter à cette attaque visant la philosophie soixante-huitarde qui aurait dénoué les liens sociaux, fait triompher le relativisme moral aux dépens des principes éthiques des Lumières.
Mais pour Stora, “la distance est surtout venue avec le spectacle des scandales liés à l’exercice du pouvoir, le trafic de la vérité, les arrangements et les mensonges“. Proche de l’appareil socialiste au début des années 1980, l’historien s’en détacha peu à peu, accablé non seulement pas les renoncements de la gauche au pouvoir mais aussi par la manière qu’elle eut de fonctionner en circuit fermé, comme détachée de toute forme d’attention aux enjeux sociaux et culturels censés la définir historiquement.
Après avoir soutenu sa thèse en 1984 sur la sociologie des militants de l’immigration ouvrière algérienne, Stora constate à l’époque le fossé qui se creuse en France entre la seconde génération d’immigrés et le pouvoir. Il critique la puissance persistante d’un racisme de type colonial au sein de la République française. Devenu spécialiste de l’histoire algérienne et de l’immigration, il reconnait ne pas avoir vu à l’époque “les bifurcations de certains, passant de la lutte pour la justice sociale à l’appât du gain, de l’égalité politique aux postes à occuper dans les appareils de pouvoir“.
La France se doit d’assumer sa mémoire coloniale
Travaillant sur la mémoire et l’oubli, il a toujours milité pour l’idée selon laquelle il fallait que la France assume sa mémoire coloniale. Jusqu’à accepter en 2014 la présidence du musée national de l’histoire de l’immigration en 2014, pour déployer ce geste, à la fois historiographique, politique et culturel.
Mais le refus constant de la gauche d’accorder le droit de vote aux étrangers aux élections municipales, d’une part, et la question de la déchéance de nationalité pour les délinquants étrangers après les attentats de 2015, de l’autre, ont définitivement souligné à ses yeux “les limites de la gauche traditionnelle sur les questions historiques fondamentales par rapport aux promesses de l’après-68“. A tel point que, selon lui, “la défaite du PS en 2017 signifie la fin de la période ouverte par 68“.
« Le PS a fini par perdre le souffle de 68 »
“En perdant la jeunesse, le PS a fini par perdre le souffle de 68 qu’il continuait d’entretenir, même faiblement“, écrit Benjamin Stora, dans ce livre sensible, par ailleurs ouvert à des souvenirs plus intimes, liés à ses deuils familiaux (le décès de sa fille en 1992) et à des exils forcés (obligé de partir vivre au Vietnam et au Maroc dès le milieu des années 1990, après des menaces de mort).
Ce que les souvenirs, souvent blessés, de Benjamin Stora ne peuvent effacer pour autant, c’est l’idée d’un rêve d’émancipation collective que traduisit Mai 68. Cette idée ne s’est précisément pas éteinte. Il le dit lui-même : “dans le lointain rapport à 68, deux aspects me sont restés. D’abord la passion pour l’histoire, mais aussi la défense des humiliés, des sans-droits“. Persuadé que “l’espérance d’un monde nouveau ne s’est pas éteinte“, Benjamin Stora laisse ouvert un horizon possible (et nécessaire) en dépit de son état des lieux sévère d’une gauche qui a perdu son âme dans les élans aveugles de sa toute puissance. Si l’après 68 reste un long moment d’héritages égarés, l’historien mesure que les nouvelles générations veulent encore “changer la vie“. Changer les formes de vie, à défaut de la vie elle-même : c’est à cette exigence qu’un ancien de 68 nous invite aujourd’hui, comme un rêve intact, plein de souffle.
Benjamin Stora, 68, et après, les héritages égarés (Stock, 168 p, 17,50 €)
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