L’illustratrice Marie Boiseau, qui s’est fait connaître en dessinant avec une grande sensibilité les corps des femmes, sort sa première BD aux éditions Lapin.
“Tu vois ce que c’est les poupées Bratz?” demande Marie Boiseau d’emblée, pour expliquer comment elle a commencé le dessin. Il faut engager une gymnastique mentale vraiment complexe pour réconcilier ces poupées aux yeux immenses, aux lèvres pulpeuses et à la taille bien trop fine et les dessins de Marie Boiseau. Chez cette illustratrice de 27 ans, les femmes ne sortent pas d’un moule en plastique: elles sont diverses, par leur couleur de peau et par leurs morphologies. Elles ont des poils, parfois des seins qui pendent, parfois non, parfois elles sont âgées et leurs cheveux gris tombent sur leurs épaules. Elles sont couchées sur des rochers, enlacées et nues, tout sourire entre les feuillages, lovées dans des appartements colorés au milieu de plantes luxuriantes et de livres.
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Pourtant, Marie Boiseau a bien commencé en dessinant des Bratz et elle le dit en toute ironie, dans un éclat de rire communicatif. Avec cette manière de ne pas se prendre au sérieux qu’elle maintient tout en discutant de son travail. Née en 1992 à Guérande, près de Nantes, elle commence très tôt à manier les crayons. “J’ai toujours dessiné, j’avais beaucoup d’imagination étant enfant, se souvient-elle, mais j’aimais dessiner des choses cadrées, comme des Barbie ou des Bratz!” À l’époque déjà, les femmes sont sa première inspiration. “J’ai beaucoup évolué dans la manière de les représenter, mais elles ont toujours été présentes dans mes dessins. Quand j’étais jeune, je dessinais des femmes qui étaient ‘belles’ selon les critères de la société, parce que je voulais montrer celles qui ne me ressemblaient pas. Je l’écrivais d’ailleurs clairement: je disais que je voulais dessiner celle que j’avais envie d’être.”
Partager pour exister
Bien avant l’avènement d’Instagram, investi aujourd’hui par la majorité des illustrateur·trice·s, elle poste ses dessins sur un Skyblog où elle attend les retours de ses pair·e·s. Quand on lui demande depuis combien de temps elle partage son travail, elle rit. “Depuis que j’ai Internet! estime-t-elle. Ma première vitrine était mon Skyblog, je crois que j’avais 13 ans. Depuis j’ai testé toutes les plateformes: Canalblog, Blogspot, Tumblr…” Une manière de sortir de sa bulle, de faire exister ses dessins et de participer à une plus large communauté. “Quelque part, j’avais l’impression que si je ne le montrais pas, mon dessin n’existait pas.” Et elle est loin de déplorer, comme certain·e·s aujourd’hui, cette recherche effrénée du partage. D’ailleurs, elle estime que si son art est ce qu’il est aujourd’hui, à la fois visible et très inclusif, elle le doit beaucoup à Internet. “Mon éveil féministe s’est aussi fait en ligne, raconte-t-elle. J’avais 17 ans et j’ai commencé à lire des médias différents, qui traitaient de ces sujets. D’un coup je me suis posé des tas de question, j’ai découvert des personnes sur Internet qui avaient des valeurs fortes.”
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Dès lors, dessiner des femmes idéales n’est vraiment plus à l’ordre du jour. Au lycée et par la suite, pendant ses études aux Beaux-Arts d’Angoulême, elle commence à esquisser des corps plus ronds, des corps poilus, des corps qui s’éloignent des normes voulues par une société patriarcale. “J’ai tout simplement commencé à dessiner des corps qui me ressemblaient plutôt que des corps auxquels j’avais envie de ressembler, raconte-t-elle. J’ai eu des retours de femmes qui se reconnaissaient, qui me disaient qu’elles ne s’étaient jamais vues représentées comme ça.”
Ses dessins explorent ses obsessions: la nature, la sexualité, la différence. Et les nus. “J’ai toujours eu une fascination pour le corps en règle générale, analyse-t-elle. J’étais obsédée par mon propre corps, que je ne trouvais pas assez bien. Je me comparais beaucoup. Au fur et à mesure, j’ai développé une fascination pour le corps des autres. Je trouve que leur diversité est folle et belle! J’essaie de déconstruire mes idées reçues, de voir autrement. Le goût est une construction. Qu’est-ce qu’un beau corps? Est-ce qu’il faut forcément qu’il soit grand, mince et glabre? Pas du tout!”
Depuis 2017, Marie Boiseau est illustratrice indépendante pour des magazines et des client·e·s qui respectent ses valeurs. Elle a dessiné pour le Planning Familial et pour de nombreux magazines de sensibilité féministe. En marge de ses illustrations soignées et colorées, elle dessine aussi pour se défouler, pour expulser ses angoisses. Elle noircit des carnets et poste ses dessins sur un deuxième compte Instagram, Marie Grognon. “Depuis que je suis adolescente, je dessine mes angoisses, se souvient-elle. Je suis assez négative, je ne vais pas toujours très bien.” Marie Boiseau envisage, avec ce goût pour les images, ses humeurs comme des “montagnes russes”. Ni bon, ni mauvais, ni tout à fait le contraire, c’est d’ailleurs le titre du premier recueil issu de ce compte Instagram cathartique. Quand les éditions Lapin sont venues la chercher pour publier quelque chose avec elle, elle savait qu’elle voulait explorer cet aspect plus torturé de son art.
“Je ne vous apprends rien, mais ça fait du bien d’extérioriser ses émotions, explique-t-elle. J’ai toujours vu ce compte Instagram comme une manière de jeter mes dessins à la face du monde. Un espace où j’expérimente, je me fais plaisir, je me sens libre.” Ces petits strips explorent les humeurs changeantes que l’on traverse chaque jour. De ces moments où l’on a envie de rester sous la couette à ces soirées de doutes, où la solitude ou et l’anxiété sociale font des tourbillons dans l’estomac. Le trait change au fil des pages, selon que Marie Boiseau porte un regard bienveillant ou agressif sur son corps et sur ses émotions. Parfois elle dessine un personnage multicolore qui dit simplement qu’elle a mal au cœur. Ou elle illustre une ode joyeuse à ses fesses ou à ses poils de jambe. Le tout avec un humour parfois noir, qui se moque du “self care” et des injonctions à faire comme si tout allait bien. Le rapport complexe au corps est longuement analysé, décortiqué. Et la bande dessinée finit, comme les dessins pour Marie, à être cathartique pour les lecteur·trice·s.
Quand on lui demande ce qu’elle envisage pour l’avenir, elle a une réponse qui n’étonnera personne ayant lu son livre. “J’ai trop d’angoisses pour y songer”, dit-elle dans un éclat de rire. Après une petite pause, elle ajoute quand même qu’elle aimerait “continuer à faire ce [qu’elle] aime” et illustrer, toujours. Nouvelle pause. “C’est hyper cliché non?” On la rassure. Non, on est plutôt rassuré·e·s.
Pauline Le Gall
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