[Le monde qu’on veut #17] Tous les jours, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir au sortir de la crise sanitaire. Aujourd’hui, la philosophe Barbara Stiegler estime qu’il faut “opposer à la colle visqueuse du consensus néolibéral une reconstruction profonde du monde de la culture, de l’éducation et de la recherche, de sorte qu’il redevienne ce qu’il doit être : le lieu d’une conflictualité politique permettant à la Cité de s’assembler en s’affrontant”.
Retrouvez les épisodes précédents de notre série :
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>> Episode 13 : Assa Traoré : “Les policiers ont légitimé une violence qui n’est pas légitime”
>> Episode 14 : Eric Fassin : “La pandémie est un révélateur, ce sont toutes les inégalités qui sont à nu”
>> Episode 15 : Paul B. Preciado : “Je dis non à Houellebecq et à sa stupide prophétie de droite”
>> Episode 16 : Julien Gosselin : “Je crois fort dans le pouvoir de voyance de l’artiste”
Professeure de philosophie politique à l’université Bordeaux-Montaigne et responsable du master “soin, éthique et santé”, Barbara Stiegler est spécialiste de Nietzsche. En janvier 2019, elle publiait un essai remarqué, “Il faut s’adapter”. Sur un nouvel impératif politique (éd Gallimard), où elle mettait en exergue “l’injonction permanente à s’adapter au rythme des mutations d’un monde complexe” à l’œuvre dans notre société néolibérale.
Alors qu’en août sortira son prochain ouvrage qui reviendra sur les mouvements sociaux en France depuis l’émergence des Gilets jaunes, Du cap aux grèves (éd. Verdier), la philosophe constate en ces temps de crise sanitaire “une course poursuite entre le pouvoir, qui tente d’utiliser le virus pour empêcher les rassemblements politiques (…) et le mouvement social, qui essaie d’inventer de nouvelles manières d’occuper l’espace public”. D’où son appel à sortir des “abstractions politiques impuissantes” et à se saisir, par le biais de luttes collectives “enracinées dans la pratique”, de “tous les interstices permettant de reprendre une véritable vie sociale, celle où l’on affronte ‘en vrai’ les affects des autres”.
Avez-vous eu l’impression de vivre un moment tout à fait inédit ces deux derniers mois ?
Barbara Stiegler – Inédit, le mot est faible. Ce que nous avons traversé a été évidemment un moment extra-ordinaire, au sens littéral du mot. On n’enferme pas la moitié de la population mondiale pendant une période aussi longue sans que cela ne déclenche des effets très profonds. Certes, beaucoup ont tenté de s’adapter à la situation, c’est-à-dire d’éviter que l’épreuve ne les transforme ou ne les affecte en profondeur. Et il n’y a rien d’étonnant à cela. Ce mode de fonctionnement est la manière de vivre dominante aujourd’hui. Nous sommes conditionnés à nous modifier seulement en surface, juste pour nous en sortir. Nous passons notre temps à adapter notre enveloppe externe aux circonstances et à tenter de ne surtout rien changer en profondeur.
C’est de cette manière que les systèmes éducatifs et culturels dominants, à l’école, au travail ou dans les médias, conditionnent nos mémoires, en les dressant à l’adaptation ponctuelle et superficielle aux consignes ou aux données, et en délaissant la formation de la mémoire profonde, celle qui rend possible la pensée critique, la formation d’un art ou l’acquisition d’un métier. Les innombrables “plans de continuité” au travail ou à l’école qui ont saturé le quotidien des familles pendant le confinement ont largement servi à renforcer cette mémoire adaptative : surtout continuer, rester dans la course, et ne pas affronter la rupture. Même si les consignes étaient parfois absurdes, en décalage complet avec la réalité – certains ont par exemple imposé des examens en ligne à des étudiants isolés sur des campus déserts, et qui n’avaient même plus de quoi se nourrir -, beaucoup ont préféré les appliquer sans réfléchir. Mais beaucoup d’autres n’ont finalement pas pu, pas voulu ou pas réussi à s’adapter à la situation et ils l’ont enduré dans la douleur. Or c’est précisément là, du côté de l’inadaptation et de ses forces, qu’il faut aller chercher les effets profonds dont je parlais. Pour certains, cela a été la chance d’une réorganisation intime, psychique, créatrice, affective ou familiale. Et tant mieux pour eux. Mais pour la plupart, on peut craindre que la situation ait créé des atteintes profondes de toutes sortes, dont on n’a pas fini de mesurer les effets.
Quelle conclusion en tirez-vous ?
Cela m’inspire deux choses. La première, très inquiétante, c’est la force de l’injonction à l’adaptation, qui peut nous conduire à nous soumettre sans résistance aux ordres d’un système malade, même si ses consignes deviennent parfaitement arbitraires. La seconde, plus encourageante même si elle n’est pas sans danger, c’est que nous sommes de plus en plus nombreux à ne plus vouloir (ou pouvoir) nous adapter, quitte à en souffrir. C’est dur, mais c’est une bonne nouvelle, qui témoigne peut-être de capacités de résistance renouvelées. Ce n’est pas pour rien si ce terme, hérité dans notre imaginaire de la Seconde Guerre mondiale, revient en force aujourd’hui. Au-delà de la menace du virus, nous sommes de plus en plus nombreux à avoir peut-être plus peur encore des forces dominantes en place, et à chercher le courage et les moyens très concrets pour entrer en résistance.
Craignez-vous que le tout numérique actuel – télétravail, cours à distance, concerts à distance etc. – ne soit systématisé à l’avenir par notre gouvernement ?
C’est un risque évident. Le pouvoir en place a été profondément malmené par ce virus qu’il n’avait pas anticipé. Mais il a aussitôt cherché à profiter de la situation pour déployer ses propres plans. Ici, il faut clairement distinguer le monde de l’éducation et celui de la culture. Je ne crois pas du tout que le gouvernement ait un quelconque “plan” concernant le monde de la culture, et le discours pathétique d’Emmanuel Macron du 6 mai dernier en a d’ailleurs fait la démonstration. Mais du côté de l’éducation, comme de la santé d’ailleurs, il y a bien un plan : celui de profiter du virus pour accélérer un basculement sans précédent dans le e-learning et la e-santé, que les décideurs comptent bien rendre irréversible. Il faut absolument mesurer les conséquences de ce coup de force, qui s’opère sans aucune consultation démocratique.
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Ici, il ne s’agit surtout pas d’apprendre à programmer, à maîtriser les réseaux sociaux, à avoir un usage créateur, autonome et critique du numérique. Le projet est rigoureusement inverse. Au lieu de former des citoyens capables de penser leur métier et leur pratique, le but est d’automatiser la transmission en remplaçant les cours par des contenus numériques standardisés (moocs ou capsules en tout genre) et en remplaçant les actes de soin incarnés et singuliers par des process automatisés. Or, la transmission automatisée de data n’a strictement rien de commun avec l’enseignement, et l’acquisition de process et d’arbres de décision n’a rien à voir avec le soin. Car pour soigner et pour éduquer, il faut penser, et pour penser il faut être affecté par les autres, et d’abord par ceux que l’on forme et que l’on soigne. En empêchant la circulation affective, en détruisant la vie sociale et en bloquant la formation de toute intelligence collective, la “distanciation” que créent ces outils détruit tout simplement la pensée et avec elle, toute capacité de résistance critique. Alors que les métiers d’éducation et de santé sont en train d’essayer de se lever contre le pouvoir en place – au lycée, à l’université, dans le monde de la recherche, à l’hôpital -, on voit bien tout l’intérêt que ce dernier a à essayer de les détruire. Parce qu’ils sont porteurs d’un héritage historique complexe et puissant (celui des Lumières, de la République, de l’Etat social, du Conseil National de la Résistance), il subsiste en eux des capacités de résistance, qui ont été abîmées pendant des années et qu’il s’agit désormais de liquider définitivement.
En quoi le fait de se retrouver physiquement, ensemble, autour d’une activité culturelle, à l’université ou encore en manifestation, est-il essentiel à vos yeux ?
Dans le champ de la culture, le rassemblement physique peut signifier des choses tout à fait antithétiques : on peut y chercher l’ambiance orgiaque des grands concerts ou, à l’opposé, l’exercice collectif de la raison et de la pensée. Mais les meilleurs moments, indispensables à la vie de la Cité, sont ceux qui conjuguent les deux tendances, et c’est ce que Nietzsche explique si bien dans la Naissance de la tragédie : celle (dionysiaque ou orgiaque) de la fusion affective et celle (apollinienne et rationnelle) du travail de la limite, de la délimitation, de la découpe des formes et des concepts. C’est là le sens profondément politique de la culture, ce qui en elle nous permet d’être à la fois reliés et séparés par de justes limites.
Or, Nietzsche explique aussi que cette composition ne peut être que tragique, qu’elle ne peut se gagner que dans une tension qui nous oblige sans cesse à repenser et à déplacer la recherche des justes limites. Je ne conçois pas autrement mon travail à l’Université. Tout cours fonctionne à la circulation affective et à l’émotion, en même temps qu’il oblige l’enseignant et ses étudiants à instaurer les justes contours et les bonnes délimitations, ce qui les conduit à se transformer. Si un cours ne me transforme pas, c’est que je l’ai raté. Et je pense la même chose du mouvement social. Lorsque l’on participe véritablement à une manifestation, il se passe toujours quelque chose. On arrive avec ses lignes, ses combats, ses questions. Les rencontres et les discussions sont intenses, elles nous transforment nécessairement et elles nous remettent au travail dans le lien affectif avec les autres. C’est là une condition fondamentale pour l’action politique. Et c’est un contrepoids essentiel pour que le pouvoir ne s’enferme pas dans une rationalité abstraite, déviation qui le menace toujours, et qui risque toujours de faire de lui une force d’oppression.
Avant que n’émerge cette crise sanitaire, la conflictualité sociale était très forte en France, et le confinement a de facto cassé cette dynamique. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Pour nous tous qui étions engagés dans le mouvement social, le basculement brutal dans le confinement a été un moment très difficile. La question est maintenant de savoir si le mouvement social qui tente de se structurer depuis dix-huit mois en France, d’abord avec les Gilets jaunes, puis avec le mouvement contre les retraites, la casse de l’hôpital, du lycée de l’université et de la recherche, a été définitivement brisé. Je n’en suis pas du tout sûre. Je crois plutôt que la colère est redoublée, et qu’elle gagne chaque jour du terrain. Ce que je constate, c’est en fait une course poursuite entre le pouvoir, qui tente d’utiliser le virus pour empêcher les rassemblements politiques et, plus largement, la reconstitution des collectifs de travail, et le mouvement social, qui essaie d’inventer de nouvelles manières d’occuper l’espace public.
J’ai participé cette semaine à ma première manifestation depuis la fin du confinement. Nous nous sommes réunis sur un rond-point, au pied du CHU de Bordeaux, avec des centaines de manifestants pour soutenir les hospitaliers en lutte. Etant donné la situation, la préfecture a été obligée d’autoriser ce rassemblement et aucune force de l’ordre n’a pu le réprimer. C’est une première victoire et il faut procéder ainsi. Par petits pas, en regagnant peu à peu l’espace public partout où c’est possible. Il serait temps que certains syndicats, qui s’enferrent dans les précautions sanitaires et prolongent la logique du confinement, réalisent la gravité de ce qui se passe en ce moment. Au lieu de pactiser avec le pouvoir pour fermer l’université, il faudrait qu’ils se réveillent enfin et qu’ils nous aident à reconquérir l’espace public et les espaces collectifs de travail. Car chaque jour compte, et chaque position perdue peut nous coûter très cher.
Emmanuel Macron a enjoint le monde de la culture à se “réinventer”. Comment analysez-vous de tels propos ?
Le discours d’Emmanuel Macron au monde de la culture est la démonstration criante de son désarroi. Pour le comprendre, il faut rappeler qu’il s’adresse à l’un des cœurs de cible de sa clientèle. Car la culture, pour Macron, c’est cette colle visqueuse où se mélangent vaguement le loisir, la détente, la pensée, le divertissement et la philosophie, une sorte de tissu conjonctif nous permettant d’être tous plus ou moins d’accord et d’évacuer toute forme de conflit ou de clivage. Un des problèmes stratégiques que rencontre actuellement le pouvoir se joue là. Si l’on détruit l’université (en la numérisant) et le mouvement social (en l’interdisant), comment faire avec la culture, dont on a tant besoin pour s’étourdir et pour fabriquer une fausse unité – celle du monde du spectacle ou de la foule des stades ? Rouvrir les théâtres et les stades, c’est être obligé d’autoriser les amphithéâtres, les grandes conférences publiques, les assemblées générales et les manifestations de masse. Emmanuel Macron patauge dans cette contradiction sans trouver d’issue, et il doit le faire en tenant compte des autres forces actuellement au pouvoir qui sont peut-être prêtes à sacrifier le spectacle macronien à une ligne beaucoup plus dure, incarnée par Edouard Philippe : celle d’une nouvelle manière de vivre, où tout rassemblement serait désormais interdit et la population enfin mise au pas. Tant pis pour le spectacle. Tout le monde sent bien que l’attelage qui nous gouverne est complètement désorienté sur ces questions. C’est évidemment pour nous une force et il faut absolument s’en emparer.
Comment faire pour lutter contre le pouvoir en place ?
C’est la grande question, à laquelle je n’ai évidemment pas de réponse toute prête. J’ai néanmoins quelques pistes, que j’avais déjà commencé à expérimenter avant l’arrivée du virus et que j’essaie aujourd’hui d’adapter à la situation. D’abord, ne pas rester seul. Ce qui veut dire aujourd’hui : ne pas s’en tenir à la communication virtuelle par écrans interposés, qui donne l’illusion du collectif sans assurer ses vertus. Tous les interstices permettant de reprendre une véritable vie sociale, celle où l’on affronte “en vrai” les affects des autres, doivent être saisis. Et tous nos efforts doivent tourner autour de la relance des mouvements sociaux qui se sont construits pendant des mois. C’est ce que ne comprennent pas les grandes tribunes théoriques sur le monde d’après. La recomposition politique, si elle veut faire mieux qu’un nouveau coup électoral, si elle a plus d’ambition que de rafler la mise comme parvint à le faire en 2017 le coup de poker d’Emmanuel Macron, doit aller chercher ses racines dans le conflit social qui se joue depuis des mois dans ce pays, en particulier du côté des institutions publiques et de l’Etat. Car c’est bien à elles, et ce n’est pas par hasard, que n’ont cessé de s’adresser les gilets jaunes, exigeant le retour des services publics et d’un Etat démocratique. Et c’est aussi en elles que luttent aujourd’hui les forces sociales les plus actives, le secteur privé ayant réussi pour l’instant à écraser toute forme de mobilisation sociale. On comprend dès lors très bien la mission historique des institutions publiques et de leurs agents : elles sont au fond devenues l’enjeu d’une lutte majeure, celle qui oppose le néolibéralisme et tous ceux qui ne veulent plus s’y adapter.
Cette crise va-t-elle devenir à vos yeux un marqueur historique ?
Cela dépendra évidemment de nous. S’en remettre au virus comme à un agent ou un sauveur serait une attitude infantile, comme si ce nouvel épisode de la crise écologique avait le pouvoir d’instaurer une année zéro. Ce qui est clair, c’est que la situation actuelle peut favoriser l’accroissement d’une destruction néolibérale de la société, qui n’a évidemment pas attendu le virus pour opérer. Mais qu’elle peut aussi être l’occasion d’une insurrection des corps et des consciences contre cette longue hégémonie. La question est au fond culturelle. A la colle visqueuse du consensus néolibéral, qui transforme tout contestataire en paria, et qui lui accole immédiatement l’étiquette de populiste, de complotiste ou d’extrémiste, il faut opposer une reconstruction profonde du monde de la culture, de l’éducation et de la recherche, de sorte qu’il redevienne ce qu’il doit être : le lieu d’une conflictualité politique permettant à la Cité de s’assembler en s’affrontant. Mais un tel changement suppose que nos institutions se transforment en profondeur : que nos théâtres, nos universités et nos laboratoires abandonnent la logique actuelle de leur clientèle (la bourgeoisie des centre villes, les injonctions des forces économiques dominantes, relayées par les Régions, l’Etat ou l’Europe) pour s’ouvrir enfin à tous les collectifs en lutte et à la myriade des publics qui tentent aujourd’hui, un peu partout sur tout le territoire, de s’organiser et de se repolitiser.
Quel monde souhaitez-vous advenir au sortir de cette crise ?
Je pense que les intellectuels devraient conjurer la tentation d’imaginer eux-mêmes, tout seul dans leur coin ou à quelques-uns, le monde d’après. Cette vision cosmique, héritée du mondialisme contemporain, nous fait osciller entre mégalomanie et paralysie. Ma stratégie est profondément différente. Elle consiste à se plonger soi-même dans les luttes les plus minuscules qui se jouent autour de nous, avec la conviction que la transformation historique du monde s’invente partout, pas à pas et collectivement. C’est seulement depuis ces luttes enracinées dans la pratique, qu’il faut envisager ce qui se joue aux autres échelles, nationales et internationales. Le perdre de vue, c’est s’enferrer dans des abstractions politiques impuissantes, qui ne pourront rigoureusement rien opposer aux forces dominantes.
Propos recueillis par Amélie Quentel
A paraître le 20 août aux éditions Verdier (collection La petite jaune) : Du cap aux grèves. Récit d’une mobilisation 17 novembre 2018 – 17 mars 2020, de Barbara Stiegler, 144 p, 7€
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