La rentrée littéraire côté romans graphiques recèle de nombreuses pépites. Nous avons sélectionné pour vous quelques lectures incontournables.
La rentrée des BD s’intéresse à la pluralité des expériences des femmes. On y trouve des récits intersectionnels autour de la prostitution ou du cyber-harcèlement, des questionnements profonds et érudits sur le fait d’être une artiste ou de tomber amoureuse dans une société capitaliste et des quêtes complexes et historiques sur les heures les plus sombres de l’histoire.
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La Rose la plus rouge s’épanouit, de Liv Strömquist
Ça raconte quoi: Après s’être intéressée au sexe féminin (L’Origine du monde), au couple (Les Sentiments du Prince Charles, I’m Every Woman) et à l’écologie (Grandeur et décadence), l’autrice suédoise Liv Strömquist décortique le sentiment amoureux à l’ère de la surconsommation et du capitalisme. Comme d’habitude elle convoque aussi bien des figures de la pop culture que des poétesses, des sociologues ou des philosophes.
Pourquoi on la lit: Pourquoi Leonardo DiCaprio enchaîne-t-il les conquêtes? Pourquoi est-il sorti avec près de trente-deux top models sans jamais tomber amoureux d’aucune d’entre elles? Liv Strömquist part de ce constat un peu moqueur pour dérouler le fil d’une réflexion extrêmement profonde et intelligente sur la manière dont la société de consommation, les applications de rencontres, les avancées scientifiques et biologiques et le capitalisme ont modifié notre manière de percevoir l’amour. Bien sûr, elle attaque cette question par un prisme féministe en explorant notamment les racines de la domination affective des hommes. Elle nous explique pourquoi leur volonté de ne pas s’engager est toujours acceptée tandis que les femmes qui aiment trop sont pointées du doigt. Elle le fait armée de son humour acerbe et ironique et de son talent pour trouver des références pertinentes qui vont de Platon à Beyoncé en passant par la sociologue Eva Illouz. Un classique instantané.
La Rose la plus rouge s’épanouit (Rackham) traduit par Kirsi Kinnunen.
La Vie d’artiste, de Catherine Ocelot
Ça raconte quoi: Catherine Ocelot s’imagine en femme-oiseau dans une bande dessinée qui explore le syndrome de la page blanche. Tout au long du récit elle croise ses ami·e·s éditeur·trice·s, artistes, cinéastes et elle leur demande où chacun·e trouve l’inspiration.
Pourquoi on la lit: Les premières planches de La Vie d’artiste racontent la rencontre de l’autrice avec un recteur d’université qui veut l’inviter à un panel. Sauf qu’il se rend compte avec effroi qu’elle a plus de 40 ans et qu’elle est donc trop vieille pour discuter avec Lena Dunham ou Xavier Dolan. De cette anecdote, Ocelot déroule une réflexion sur son statut d’artiste, sur l’idée de raconter son quotidien, sur le fait de comparer sa réussite avec celle des autres. Sa bande dessinée est profondément féministe puisqu’elle y aborde la question de faire de l’autofiction lorsqu’on est une femme, de trouver le temps de dessiner quand on est une mère seule, du syndrome de l’imposteur… De ces remises en question existentielles naissent un récit d’une grande sensibilité, qui démonte au passage les idées reçues sur le succès puisque ce sont dans les gestes tendres du quotidien, qu’elle dessine avec beaucoup de beauté, que son œuvre trouve son précieux sujet.
La Vie d’artiste (La Ville Brûle)
Putain de vies!, de Muriel Douru
Ça raconte quoi: L’autrice Muriel Douru a accompagné les maraudes des associations Médecins du Monde et Paloma qui œuvrent aux côtés des travailleur·se·s du sexe. Elle a recueilli des témoignages qu’elle illustre dans cet album, préfacé par Ovidie.
Pourquoi on la lit: Loin des idées reçues et autres clichés entourant les travailleur·se·s du sexe, Muriel Douru raconte des parcours très différents qui montrent la pluralité des expériences sur le terrain. Si vous cherchez un regard moralisateur ou simpliste sur le travail du sexe, passez votre chemin. Si vous voulez plonger dans des parcours de vie complexes, si vous voulez entendre la voix des femmes (et d’un homme) que l’on n’entend jamais, alors Putain de vies! est pour vous. De l’itinéraire de femmes trans nées en Amérique du Sud à celui de personnes obligées de fuir leur pays pour survivre, en passant par une femme cherchant simplement à compléter ses revenus, les témoignages sont aussi variés que passionnants. Et politiques: Muriel Douru explore aussi les ravages de la loi de 2016 sur la sécurité des travailleur·se·s du sexe. Instructif, sensible et nécessaire.
Putain de vies! (La Boîte à Bulles)
L’Internet de la haine, de Emmi Nieminen et Johanna Vehkoo
Ça raconte quoi: La journaliste Johanna Vehkoo et l’illustratrice Emmi Nieminen ont mené un travail d’enquête important en Finlande sur le cyberharcèlement. Elles ont récolté des témoignages de victimes, de harceleurs mais aussi de chercheuses qui travaillent sur les manières d’éradiquer ce fléau.
Pourquoi on la lit: L’Internet de la haine est un ouvrage extrêmement complet sur un sujet encore méconnu. Alors que les affaires de cyberharcèlement se multiplient, pourquoi les femmes en sont-elles les principales victimes? La journaliste Johanna Vehkoo mène dans cette bande dessinée un travail colossal pour nous faire comprendre les mécanismes du harcèlement sur Internet, les effets qu’il peut avoir sur les victimes et la manière dont on pourrait le punir plus efficacement. Ce récit intersectionnel met aussi le doigt sur le caractère raciste de ces attaques et sur la montée alarmante de l’extrême droite en Finlande et dans les autres pays d’Europe. Il inclut aussi un petit guide très utile pour savoir que faire lorsqu’on est victime ou témoin de cyberharcèlement. À mettre entre toutes les mains.
L’Internet de la haine (Cambourakis) traduit par Kirsi Kinnunen.
Bruits de couloir, de Lucie Albrecht
Ça raconte quoi: Lucie Albrecht raconte l’histoire d’une bande de lycéennes dans un internat. Lorsqu’une nouvelle fille bien dans sa peau et extravertie arrive à la rentrée, elle s’intègre parfaitement dans le groupe. Personne ne se doute qu’elle cache un douloureux secret.
Pourquoi on la lit: La jeune autrice de 24 ans signe une première bande dessinée bluffante de maturité. Avec son dessin en noir et blanc, qui rappelle un peu Nine Antico, Lucie Albrecht capture merveilleusement bien la confusion de l’adolescence, la force de l’amitié et de la sororité et la naissance du désir. Les corps et les regards se croisent dans chaque planche, et entre les lignes elle évoque les mensonges que doivent élaborer les adolescentes pour se faire accepter. Ce récit d’initiation explore aussi avec beaucoup de sensibilité les thématiques complexes du consentement, du harcèlement scolaire et du slut shaming. Après Saison des roses de Chloé Wary, sorti l’année dernière (éd.Flblb), Lucie Albrecht confirme qu’une jeune génération d’illustratrices est enfin prête à changer notre imaginaire souvent trop stéréotypé autour de l’expérience des adolescentes.
Bruits de couloir (Vide Cocagne)
Les Crocodiles sont toujours là, de Juliette Boutant et Thomas Mathieu
Ça raconte quoi: Depuis 2013, le blog Projet Crocodiles adapte en bande dessinée des témoignages de femmes victimes de harcèlement. Six ans après sa création, le projet revient après #MeToo et #BalanceTonPorc sous la forme d’un nouvel album.
Pourquoi on la lit: Pour cette nouvelle mouture du Projet Crocodiles, le dessinateur Thomas Mathieu a passé la main à l’illustratrice Juliette Boutant, qui a réalisé la majorité des illustrations de cet album. Les témoignages, parfois insoutenables, se succèdent, du harcèlement de rue au viol en passant par des agressions dans le métro ou des violences conjugales. Force est de constater que six ans après le début du projet, ces témoignages sont toujours nécessaires. Pour insister encore une fois sur la notion de consentement, pour mettre des mots sur les violences obstétricales ou pour montrer la difficulté de porter plainte suite à un viol. Aussi éprouvant à lire que nécessaire.
Les Crocodiles sont toujours là (Casterman)
Dora (tome 4) de Minaverry
Ça raconte quoi: La saga de l’auteur argentin Ignacio Minaverry suit l’itinéraire d’une jeune femme juive, dont le père est mort dans un camp de concentration, dans la France de l’après Seconde Guerre mondiale.
Pourquoi on la lit: Avec les quatre tomes de Dora, Minaverry a imaginé une trame narrative passionnante qui explore des thématiques aussi différentes que le jugement des nazis après la Seconde Guerre mondiale, la vie dans le Bobigny des années 60, le traitement des algériens en France au moment de l’indépendance, les milieux libertaires… Mais c’est aussi le portrait d’une femme résolument libre, qui vit des amitiés fortes et doit faire accepter son homosexualité dans un monde encore très conservateur. Le talent graphique de Minaverry, et son trait en noir et blanc très marqué, rend cette épopée féministe et politique particulièrement haletante et poétique. Une magnifique découverte.
Dora (L’Agrume), traduit par Chloé Marquaire
Pauline Le Gall
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