La route reste longue pour imposer la figure de la bad bitch en France, réponse sexy et politique au patriarcat dans le rap, malgré les percées récentes de rappeuses marquantes.
“Bad bitch alert!” La rappeuse Cardi B a annoncé la couleur depuis le début de sa carrière comme lors de ce feat avec E40 et Red Cafe en 2016, She a Bad One: assumer des formes généreuses, parler de plaisir et de désir sexuel, d’argent, sans s’excuser d’être une femme, de surcroît non-blanche. “Dans l’anglais vernaculaire afro-américain, le mot ‘baad’ est un qualificatif hyper positif. Dans les films de Blaxpoitation, la ‘baad bitch’ est une héroïne à la peau dure, sexy, pleine d’assurance”, rappelle la journaliste musique Lysiane Ngoye. Cardi B impose cette figure de la bad bitch venue du hood au plus haut des charts avec Bodak Yellow en 2017, I Like it en 2018, ou le controversé W.A.P en 2020 aux côtés de la nouvelle étoile texane du rap Megan Thee Stallion. Avant elles, Lil’ Kim ou encore Foxy Brown, adoubées sur la longueur, mais critiquées à leurs débuts, ont incarné ce modèle de femme dans la musique. “Provocante, la bad bitch retourne l’existence du stigmate de la femme noire vue comme vénale, castratrice”, note Keivan Djavadzadeh, maître de conférences en sciences de l’information à Paris VIII. La bad bitch n’a pas qu’une apparence sexy, mais aussi un discours sur le genre, la sexualité, l’argent, son milieu.
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Une figure qui passe mieux aux Etats-Unis qu’en France?
Reste qu’en France, cette figure a du mal à s’imposer pleinement -hors rap, Aya Nakamura, avec ses lyrics explicites a clamé être la première bad bitch française dans Society en novembre 2019. Depuis le début de sa carrière en 2012, Liza Monet parle aussi de sexe, de l’argent qu’elle veut gagner, affiche son physique callipyge, en bad bitch affirmée. La rappeuse de 31 ans a sorti Mother, son troisième projet, le 27 novembre 2020. Elle finance son travail seule, des clips aux beatmakers, et marche, en termes d’image et d’attitude, dans les pas de ses consoeurs américaines, telles Nicki Minaj. Pas validée par l’industrie musicale, Liza Monet paye, selon elle, ses activités passées et assumées dans le porno ou les maisons closes suisses. “Cardi B a commencé comme stripeuse et ce n’est pas un problème. Ici, mon parcours l’est”, constate cette porte-parole autoproclamée de la défense des travailleuses du sexe et icône des personnes LGBTQI+.
Des années 2000 creuses pour les bad bitches françaises
La rappeuse Shay a réussi à imposer sa version francophone et commerciale de la bad bitch: la “jolie garce”, du nom de son album sorti en 2016. Son talent et le patronage du rappeur Booba l’y ont aidée dès 2011. Pourtant, cela n’évite à Shay ni insultes, ni d’atterrir sur des sites pornos sans son consentement. “En France, dans les années 2000, a aussi prévalu l’idée qu’on n’avait pas besoin de nouvelles rappeuses puisqu’il y avait déjà Diam’s. Par ailleurs, le prestige artistique était largement corrélé à la réputation sexuelle”, précise Keivan Djavadzadeh. Comprendre: parler de sexe, c’était en faire et donc mal vu. Pourtant, des irréductibles ont tenté avec un succès relatif pour l’époque de faire exister la bad bitch à la française.
Vingt ans après la sortie de Sex, Drogue & Roll.K, le premier album de la rappeuse Roll.K, qu’il a co-produit, Pierre Rousselet se souvient. Membre du groupe Tout Simplement Noir, il était connu alors sous le nom de Parano Refré. “Roll-K n’avait pas la langue dans sa poche. Dans Super Lopsa, elle s’affirmait et assumait son statut de femme sexuellement libérée, ‘gang’ et féminine à la fois.” Et qui a des choses à rapper. Ecriture, enregistrements, la préparation des titres dure environ un an et demi. L’album se vend à 20 000 exemplaires environ, score honorable pour un projet sorti en indépendance totale. “Ca a excité les bandits, comme on dit, commente Pierre Rousselet. Même si elle a été critiquée au début, Roll.K a imposé le respect via ses freestyles; les gens se rendaient compte que c’était une vraie rappeuse.” Roll.K, en pionnière, a été un ovni dans une industrie musicale en crise et un genre musical alors frappé de conservatisme.
Une figure non hétéronormée
Vingt ans après, celle qui clamait “s’en bat[tre] le clit” a sans nul doute initié la libération d’une certaine parole féminine qu’on retrouve dans le rap aujourd’hui et sur les réseaux sociaux. “Comme on a cassé des barrières avec Tout Simplement Noir, -qui a donné son nom au film de JP Zadi- note Pierre Rousselet, aujourd’hui comédien et qui joue dedans, Roll.K a inspiré des femmes à rapper, à ne plus avoir peur de s’afficher”. Reste qu’en 2020, la bad bitch française même en haut des charts a encore du mal à se faire accepter, comme Aya Nakamura, ou à imposer des textes non-hétéronormés, comme Queen Pen, première rappeuse américaine à avoir enregistré un titre sur un désir lesbien, Girlfriend, dans les années 90. Des artistes comme Lala &ce en France, noire, ouvertement lesbienne commencent à émerger. “La bad bitch va tellement à l’encontre des codes de la féminité en France. Pour qu’elle fasse pleinement sa place, il faudrait beaucoup plus de femmes sur le devant de la scène… et un changement des mentalités”, note L. Ngoye pour expliquer la lente évolution française. Là aussi, l’évolution, lente, est en marche contrairement aux Etats-Unis. Liza Monet, elle, pense à laisser tomber cet alter ego, un jour. “À un moment, quand j’aurai obtenu quelque chose de grand dans la musique, un disque d’or en indé, la reconnaissance… je n’en aurai plus besoin.”
Dolores Bakèla
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