L’historien Patrick Boucheron présentait jeudi 17 décembre sa leçon inaugurale au Collège de France. Un manifeste puissant pour la recherche historique en ces temps obscurs.
“Ce que peut l’histoire.” Par la beauté intrigante de son titre, par-delà l’intelligence d’une œuvre en pleine construction (Les Villes d’Italie, Léonard et Machiavel, L’Entretemps, Conjurer la peur, Pour une histoire-monde…), la leçon inaugurale de Patrick Boucheron (50 ans) de la chaire “Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, XIII-XVIes siècles”, au Collège de France, attira du beau monde en ce jeudi 17 décembre à 18 h, dans l’amphithéâtre Marguerite de Navarre.
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Ecoutez la conférence inaugurale de Patrick Boucheron ici
Il n’y a pas beaucoup de rituels académiques aussi prestigieux que la leçon inaugurale de chaque nouveau professeur au Collège de France, censée présenter un programme de recherche ouvrant de nouveaux horizons au savoir. L’histoire de ce rituel scientifique est tellement riche que certaines de ces leçons inaugurales sont restées des textes de référence : celle de Michel Foucault, “L’ordre du discours” en 1971, citée plusieurs fois par Boucheron, celle de Roland Barthes en janvier 1977, celle de Pierre Bourdieu, “Leçon sur la leçon” en 1982, celle de Roger Chartier, “Ecouter les morts avec les yeux”, en 2008 etc.
C’est d’ailleurs Roger Chartier qui a invité Patrick Boucheron à rejoindre le Collège de France. Le présentant rapidement en introduction, il insista sur trois notions centrales de son travail de recherche : ville, indiscipline, République. Chartier ne pouvait mieux résumer les obsessions de Patrick Boucheron, qui commença d’emblée, de manière très puissante, sa leçon en évoquant l’émotion qu’il avait ressentie ces derniers jours en marchant place de la République à Paris, “incrédule et triste”, comme tant d’autres, avec tant d’autres.
“Depuis janvier 2015, comme une houle battant la falaise, le temps passait sur le socle des pierres blanches qui fait un piédestal à la statue de Marianne. Le temps passait, les nuits, les jours, la pluie, le vent qui délavait les dessins d’enfants, éparpillait les slogans, estompant leur colère. Et l’on se disait : c’est cela un monument, qui brandit haut dans le ciel une mémoire active, vivante, fragile. Ce n’est que cela une ville : cette manière de rendre le passé habitable et de conjoindre sous nos pas ses fragments épars. C’est tout cela l’histoire, pourvu qu’elle sache accueillir du même front les lenteurs apaisantes de la durée et la brusquerie des événements”.
L’histoire “un art de la pensée”.
D’emblée, la salle fut frappée par la beauté de la langue de Boucheron, par sa volonté de bousculer les généalogies, les repères, de troubler les identités figées, de faire de l’histoire une matière en mouvement perpétuel, sans fin, sans finalité. De faire de l’histoire “un art de la pensée”. Ce que peut l’histoire, au fond, ce n’est que d’aider à braver le pire, à résister à ce qui nous éloigne de ce que à quoi nous tenons, à imaginer de nouvelles manières d’inventer l’altérité.
L’histoire rêvée de Patrick Boucheron, c’est une histoire qui s’accroche autant à “l’érudition” qu’à “l’imagination”. A la curiosité impatiente de nombreux historiens, philosophes, sociologues, éditeurs, journalistes et citoyens anonymes venus écouter sa leçon, Patrick Boucheron répondit ainsi de la manière la plus vive qui soit : d’un rythme haletant, vif, ferme, comme si l’état même de notre actualité exigeait une réaction à la mesure de sa gravité, l’historien déclama son texte à la manière d’un comédien sûr de son fait. Sa voix posée, calme, émouvante, résonnait dans l’amphithéâtre silencieux, comme suspendu à ses mots dont chacun devinait qu’ils disaient quelque chose d’important, à la fois de notre présent inquiet et de la puissance subversive de la discipline historique dans le champ du savoir contemporain.
Entremêlant sans cesse les affects que suscitent en nous les attentats de 2015 à Paris et la manière d’ajuster la réflexion savante à la question du présent, Patrick Boucheron proposa dans sa leçon un vrai manifeste pour sa discipline. “Nous avons besoin d’histoire car il nous faut du repos”, disait-il vers la fin de la leçon.
“Une halte pour reposer la conscience, pour que demeure la possibilité d’une conscience, non pas seulement le siège d’une pensée, mais d’une raison pratique, donnant toute latitude d’agir. Sauver le passé, sauver le temps de la frénésie du présent : les poètes s’y consacrent avec exactitude. Il faut pour cela travailler à s’affaiblir, à se désœuvrer, à rendre inopérante cette mise en péril de la temporalité qui saccage l’expérience et méprise l’enfance. ‘Étonner la catastrophe’, disait Victor Hugo, ou avec Walter Benjamin, se mettre en travers de cette catastrophe lente à venir, qui est de continuation davantage que de soudaine rupture”.
La jeunesse « nous oblige”
Et Patrick Boucheron de rajouter : “Voici pourquoi cette histoire n’a, par définition, ni commencement ni fin. Il faut sans se lasser et sans faiblir opposer une fin de non-recevoir à tous ceux qui attendent des historiens qu’ils les rassurent sur leurs certitudes, cultivant sagement le petit lopin des continuités. L’accomplissement du rêve des origines est la fin de l’histoire, elle rejoindrait ainsi ce qu’elle était, ou devait être, depuis ces commencements qui n’ont jamais eu lieu nulle part sinon dans le rêve mortifère d’en stopper le cours.”
Soucieux de la transmission du savoir (Boucheron est réputé, auprès de ses élèves, pour la qualité de son enseignement), affirmant que la jeunesse “nous oblige”, le professeur rappela tout ce qu’il doit à ses maîtres, Roger Chartier, Georges Duby, Jacques Le Goff, Fernand Braudel…
Circulant parmi les travaux de ses anciens, s’en écartant à sa manière, en convoquant par exemple “l’ordre du discours” de Foucault ou “la douceur inflexible” de Nietzsche dont, disait-il, nous avons plus que jamais besoin aujourd’hui.
“Ce qui surviendra, nul ne le sait. Mais chacun comprend qu’il faudra, pour le percevoir, être calme, divers, et exagérément libres”, concluait–t-il sa leçon, ému, apaisé, comme si l’ordre d’un discours convoquant la raison, la tranquillité et l’inventivité, formait le cadre d’une méthode de la pensée d’aujourd’hui. “Exagérément libres” : existe-t-il un plus beau programme de vie aujourd’hui ? Contemporains de Patrick Boucheron, nous sommes tous tenus à cette invitation et à la croyance que l’histoire peut beaucoup dans le déploiement de ce programme.
“Ce que peut l’histoire.” La leçon inaugurale de patrick Boucheron au Collège de France, le 17 décembre 2015
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