Vendredi 13, le temps s’est figé. En une fraction de seconde mon cœur s’est encastré dans l’horreur de la folie humaine. Je suis jeune, ce sont mes semblables qui se sont fait massacrer. Le regard fixe, je suis restée immobile devant la boucle de BFM: “Une fusillade dans le Xe arrondissement.” Pas une seule seconde je n’ai cru à un sordide fait divers. Je suis née pendant la guerre du Golfe, j’avais 10 ans quand le World Trade Center a endeuillé le monde, 14 quand Londres a tremblé. Jeune journaliste, j’ai assisté médusée aux attentats de Boston et participé au cortège funèbre du 11 janvier. J’ai grandi avec la menace terroriste, avec cet ennemi sans visage qui frappe aveuglément pour distiller la haine, dans un monde où les batailles rangées n’existent plus que dans les jeux vidéo.
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Alors vendredi soir, je suis restée hébétée devant mon téléviseur, devant les images de chaos, à écouter les mots balbutiés par des jeunes assommés de tristesse, écœurés par l’horreur. Hébétée mais pas étonnée. C’est une douleur à laquelle ma génération s’est préparée. Cette génération pointée du doigt pour sa versatilité, sa passivité et sa désinvolture. Pour qui l’incertitude est une maîtresse de fortune. Cette génération qui a appris à zigzaguer entre les patrouilles militaires et accepte avec résignation les fouilles à l’entrée des lieux publics et des aéroports. Celle pour qui colis rime avec suspect. Elle qui s’est éveillée politiquement au second tour de la présidentielle 2002 et qui a depuis cédé tant de libertés individuelles et publiques au nom de la sécurité. Vendredi 13 novembre, Daesh a frappé cette jeunesse qui est apparue vibrante, libre et créative.
“Nous ne sommes pas superficiels, nous injectons de la légèreté dans un monde qui marche sur la tête.”
Nous nous savions les cibles de conflits hérités de politiques étrangères offensives et de conceptions universalistes contestables. Nous sommes au pied du mur, enfermés dans un paradigme sans porte ni fenêtre qu’experts et hommes politiques dissèquent avec méthode, mais dont ils ne parviennent pas à s’affranchir. Notre vie est régie par des calculs d’apothicaire, des colonnes de plus et de moins qui nous poussent à choisir la moins mauvaise option. Non contents de supporter les discours inflammables d’intellectuels “tout-en-un”, nous souffrons patiemment la récupération politique de partis crispés et crispants. Je suis lasse. Lasse de devoir comprendre pourquoi une jeunesse pleine de promesses se perd à écouter les idées moyenâgeuses d’une société qui suinte le renfermé.
Nous enchaînons les stages et collectionnons les CDD à la recherche d’un travail porteur de sens dans lequel l’individu sera une pièce maîtresse. Désabusés, nous partons faire le tour du monde à 30 ans, affolés par la perspective de se réveiller un matin personnages de vies qui ne nous ressemblent pas. Nous balayons le risque d’une crise de la cinquantaine avant même de souffler nos 25 bougies. Nous ne sommes pas versatiles, nous refusons de courber l’échine sans raison. Nous ne sommes pas superficiels, nous injectons de la légèreté dans un monde qui marche sur la tête. Ne prenez pas notre silence pour de l’indifférence, notre patience pour de la passivité. Nous ne manquons pas d’engagement, nous modelons notre cause. Loin d’être capricieux, nous sommes ambitieux et cette ambition façonnera nos futurs.
“Daesh a raison de nous craindre, nous portons la société qui mettra un terme à leur folie.”
Parce que nous n’avons pas d’autre choix, nous créerons de nouvelles voies, de nouveaux mots, de nouveaux outils et de nouvelles idées pour affronter avec détermination ces problématiques qui nous submergent. Nous sommes la promesse d’un changement que nul autre que nous ne saura apporter. Un mouvement créatif germe dans nos villes: pendant qu’à Lyon nous inventons d’autres métiers, à Bordeaux nous développons des concepts audacieux. Aucun outil forgé par nos aînés ne nous permettra de résoudre les problèmes d’un temps qui les dépasse. La créativité est la seule réponse que nous pouvons opposer à cette folie. Nous sommes nés dans une époque mouvante, aux contours flous et aux règles obscures, où tout peut être inventé. Ensemble, nous créerons la cohérence qui nous fait tant défaut. Ne sous-estimez pas cette jeunesse qui derrière ses écrans prépare l’avenir.
Les attentats du 13 novembre ont réveillé des questions essentielles: quelle vie? Quelle société? Quelles valeurs? Au nom de qui et de quoi? Elles ne resteront pas sans réponse. Faites confiance à la jeunesse. Nous portons en nous l’urgence de la nécessité et la créativité propre à la candeur. Ensemble, nous façonnerons un futur lumineux, exigeant et humain. En regardant la liste des visages et des noms des victimes, j’entends résonner leurs discours passionnés autour d’une bière en terrasse, leurs argumentaires utopistes développés sur un bout de trottoir, j’entends leurs frustrations et leurs volontés de changement et je pleure les idées brillantes qui sont mortes avec eux. Daesh a frappé la jeunesse parce qu’elle effraie. Impuissants face à ses idéaux, sa force d’action et ses promesses, ils n’ont d’autre argument que celui des armes et du sang. Daesh a raison de nous craindre, nous portons la société qui mettra un terme à leur folie. Alors, plutôt que de sous-estimer la jeunesse, considérez-la. Plutôt que de la critiquer, épaulez-la. Pour que l’histoire ne se répète pas, et que dans cinquante ans nous écoutions avec bienveillance nos enfants nous expliquer qu’ils sont la lumière sans laquelle demain n’existera pas.
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