[Le monde de demain #8] Tous les jours, un entretien ou un texte pour nous projeter dans le monde que l’on retrouvera au sortir de cette crise sanitaire. Aujourd’hui, l’historienne Arlette Farge pense le “premier jour de la fin du confinement”, et le “grand parcours émotionnel” que la vie revenue nous fera faire.
Retrouvez les précédents épisodes de la série :
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>> Episode 1 : Le monde de demain, selon Stanislas Nordey
>> Episode 2 : Le monde de demain, selon Daniel Cohen
>> Episode 3 : Le monde de demain, selon Aurélien Bellanger
>> Episode 4 : Le monde de demain, selon Corine Pelluchon
>> Episode 5 : Le monde de demain, selon Vincent Macaigne
>> Episode 6 : Le monde de demain, selon Miossec
>> Episode 7 : Le monde de demain, selon Capucine et Simon Johannin
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
Historienne spécialiste du XVIIIe siècle, Arlette Farge a publié de nombreux ouvrages sur les “vies minuscules” de celles et ceux qui n’ont jamais parlé ni écrit, mais qui, confrontées un jour aux réalités de la police et de la répression, ont été obligés de se raconter. C’est notamment l’objet de son livre, Le goût de l’archive (Seuil), devenu un classique, et de Vies oubliées (La Découverte), publié l’année dernière. Dans ce texte lumineux qu’elle nous a fait parvenir, elle se projette dans “le premier jour de la fin du confinement et de l’épidémie”. Si, en historienne, elle ne sait pas ce que sera demain, elle fait le pari que “la stupéfaction ‘d’habiter’le monde nous gagnera”.
Arlette Farge – Je dois l’avouer, pour le moment je ne parviens pas à imaginer quoi que ce soit sur ce qui va survenir. Plongée entre réalité dure et cruelle, et sentiment tenace d’irréalité, je ne parviens guère à “tirer leçon”, à prédire, comme savent si souvent le faire certains intellectuels. À vrai dire, je suis dans une sorte d’hébétude mêlée d’inquiétude autant que de consternation. J’écoute les informations comme un robot, une mécanique, pleine de commisération pour les médecins et infirmières sans masques qui sont auprès de nous.
Dès lors, pour ne pas jouer à celles ou ceux qui savent ou parviennent à imaginer ce que le monde sera après, je me concentre avec beaucoup d’interrogations sur ce à quoi ressemblera le premier jour de la fin du confinement et de l’épidémie. Je me fais un film de ce qui pourrait se passer, car je sais trop que “ce qu’il y a de plus prévisible en histoire, c’est son imprévisibilité” (cf. Pierre Laborie, historien).
J’ai beau être historienne, je ne peux pas vraiment utiliser mes compétences en ce domaine, n’étant pas sûre qu’elles servent à quoi que ce soit. C’est sous forme de récit que je me dirige pour “visualiser” ce que sera ce premier jour.
Que faire de ce soulagement ?
Regarder, entendre : ce sont les deux premiers mots qui me viennent. Après tant d’attente, que peut-il se passer en sortant enfin de chez soi ? La chose est compliquée : l’attente n’a guère de statut particulier ; par contre, elle forge consciemment et inconsciemment des attitudes qui apparaîtront dès la fin du confinement. Usure, impatience, la lassitude, seront là mais aussi envie de construire autrement, de se retrouver ensemble dans la rue ou au travail n’est pas chose facile, même si je peux imaginer qu’un immense soulagement imprégnera tous les visages, les cœurs et les affects. Le problème sera : que faire de ce soulagement, quel nouveau paysage fabriquer avec lui ; comment le rendre actif, créatif ? Quelque chose me dit que ce ne sera pas aussi simple qu’on ne le croit : cela ne pourra jamais ressembler à ce moment particulier où les enfants de la maternelle sortent joyeux de leur école le jour des grandes vacances. Car dans le temps dit de confinement, se seront passés bien des événements, des déchirures inattendues tout comme des élans nouveaux.
Par contre, les bruits revenus feront un effet étonnant, tant le silence pesant, les rues et les avenues vides auront “défait” le paysage, s’incrustant dans notre mémoire. Il faudra les réincorporer en notre vie d’avant. J’imagine aussi des moments de liesse : tout le monde aux fenêtres empruntant tous moyens pour faire un joli tapage, fabriquant une musique incontrôlée qui serait celle de la délivrance.
Pendant ce temps, on oubliait la Syrie, les camps de réfugiés
Dès lors, me revient en tête la vie dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, où musique, cris des marchands ambulants, bruits des ateliers, carrosses et chevaux, moutons et dindons, animation des ports de la Seine, sons des cloches créaient un tohu-bohu que certains étrangers jugeaient insupportable, mais qui fabriquaient la vie sonore, sociale, affective et même amoureuse. J’imagine par exemple un savetier qui se lèverait le matin, n’entendrait plus aucun son et ne verrait plus personne ; à mon avis, il tomberait à la renverse, inanimé au sol. Il faut espérer qu’une fois remis, la vie aurait repris autour de lui. Sans quoi.
Nous ne sommes pas au XVIIIe siècle, et pour nous aussi la vie revenue fera faire un grand parcours émotionnel à chacun. De quoi sera-t-il fait ? Sans doute de grands moments de rencontres, de fusions, de déferlement de gestes enfin possibles, avant que ne reviennent les conflits, les disputes, les jugements acerbes sur les événements et les gouvernements, de même que les remords. On s’apercevra aussi que pendant ce temps, on oubliait la Syrie, les camps de réfugiés ; le monde en souffrance dont les journaux ne nous disent plus rien. Et la stupéfaction “d’habiter” le monde nous gagnera.
L’intelligibilité de la folie du monde
“L’histoire n’a pas de sens, mais il faut la rendre ‘intelligible’”, écrivait Michel Foucault. Il avait sans doute raison, mais de là où je suis aujourd’hui, je pose une question : y arriverons-nous ? En tout cas, cette phrase est pour moi essentielle, car m’atteler à l’intelligibilité de la folie du monde est un travail qui s’inscrit à l’intérieur de moi comme un devoir passionnant, où réflexions et émotions se tiennent la main.
Je pressens d’avance que le corps du devenir sera fait de fureurs secrètes et de beauté sublime mais, si je veux rester modeste, ce que sera demain, je ne le sais pas vraiment.
Arlette Farge
Dernier livre paru : Vies oubliées. Au cœur du XVIIIe siècle, éd. La Découverte, 2019
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