[Le monde de demain #19] Tous les jours, un entretien ou un texte pour nous projeter dans le monde que l’on retrouvera au sortir de cette crise sanitaire. Aujourd’hui, Anne-Sophie Novel, journaliste spécialisée dans les alternatives écologiques et autrice de Les médias, le monde et nous, ausculte l’avenir des médias.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Retrouvez les précédents épisodes de la série :
>> Episode 16 : Le monde de demain, selon Dominique Blanc
>> Episode 17 : Le monde de demain, selon Mark Alizart
>> Episode 18 : Le monde de demain, selon Pablo Servigne
Pour beaucoup de médias, notamment en presse écrite papier, la crise sanitaire liée à l’épidémie de coronavirus rime avec une crise existentielle. Imprimeries souvent à l’arrêt, canaux de distribution bloqués, et points de vente fermés les poussent à inventer de nouvelles pratiques, en comptant plus que jamais sur leurs lecteurs et abonnés. Alors que ces obstacles structurels rencontrent un contexte de défiance généralisé envers les journalistes, le confinement peut-il être l’occasion renouer une relation de confiance ? Anne-Sophie Novel, autrice d’une enquête sur les solutions qui émergent pour réparer ce désamour (Les Médias, le monde et nous, Actes Sud, 2019), ouvre des pistes dans cette période en clair-obscur.
Vous informez-vous plus que d’habitude dans cette période, ou mettez-vous à distance le trop-plein d’informations ?
Anne-Sophie Novel – Pour des raisons pratico-pratiques, je me suis informée un peu plus que d’habitude. J’avais besoin de savoir où on allait, comment se protéger, ce qu’on peut faire ou pas, le nombre de victimes, l’organisation des soignants, la vie quotidienne… J’avais besoin de comprendre. Cependant, il y a une semaine, j’ai ressenti un effet de saturation, qui n’était pas tant lié à l’information que je consultais, qu’à tout ce que je recevais sur les réseaux sociaux du type Whatsapp. Au départ, on y voyait circuler des messages souvent drôles, puis le débat sur la chloroquine est arrivé. Les gens me demandaient s’ils devaient y croire ou pas. Et tout le monde se croit expert – comme avec le foot, mais appliqué à la médecine ! J’ai dû dire à ma propre mère que je ne savais pas la vérité sur ce médicament ! C’est un sujet très épineux. On a eu un combo parfait : un sujet qui touche la santé, avec des morts, des questions scientifiques, les vulgarisateurs qui veulent aider à faire comprendre, et tout le complot qui se met en place derrière, avec la défiance phénoménale que l’on connaît à l’égard des institutions, politiques et médiatiques… Ça explique le côté détonnant. Je me suis mise à distance pour y voir clair.
Face à ces spéculations, voire fausses informations sur le Covid-19, le fact-checking s’est-il imposé comme un style de journalisme pérenne ?
Je pense que oui. Grégoire Lemarchand, de l’AFP Factuel, m’a confié qu’ils faisaient des scores d’audience inédits. Les sondages ont montré que le public a une relation paradoxale au journalisme. C’est un phénomène d’attraction / répulsion. On en veut aux journalistes, mais on sait que ce sont les meilleurs pour nous aider à y voir clair dans l’information. C’est validé par la situation présente : que ce soit Check News et sa newsletter, l’AFP Factuel, les Décodeurs… Comme les écrans sont notre seule interface de communication, ça fait un effet loupe. On se rend compte qu’il est important de se faire confiance, d’écouter les journalistes, qui doivent eux-mêmes être dans l’humilité et dans le dévoilement de leurs pratiques, et inviter les gens à leur laisser du temps. La posture d’humilité doit être accrue pour retisser ce lien de confiance.
A ce moment où le besoin d’informations est aussi crucial, la presse semble plongée dans une crise existentielle, du fait du télétravail, de la fermeture des kiosques, de la faillite de Presstalis… Êtes-vous inquiète pour son avenir ?
Pour la presse écrite papier, j’ai des inquiétudes. J’en avais déjà avant. Mais face à la crise, les médias ont vite pris leurs responsabilités. La plupart d’entre eux ont laissé en accès libre tous leurs contenus portant sur le Covid-19, Eric Fottorino, cofondateur du 1, s’est mis à écrire pour le site du journal, les chaînes de télé ont proposé des programmes éducatifs… Quelque chose d’intéressant s’est passé. Au Monde, c’est fascinant de voir comment ils se sont organisés, et ont adopté de nouveaux modes de travail, comme l’a expliqué Gilles van Kote dans son article à ce sujet. Celui-ci a d’ailleurs pris un nouveau poste de médiateur en lien avec le lectorat. C’est important. Le côté pédagogique autour du métier de journaliste peut être développé dans ces temps étranges.
Quelles tendances peuvent se renforcer ou émerger dans cette période, du côté des lecteurs ?
Je ne sais pas trop à quoi m’attendre. Je n’arrive pas à me projeter, car pour moi il y a un temps à prendre pour accuser le coup. J’en suis encore là. On prend des habitudes. Mais dans quinze jours, que fera-t-on si le confinement est prolongé ? Je constate simplement que la situation a décuplé certains comportements : soit les gens coupent totalement avec l’information, car elle est trop anxiogène, et ils lisent des livres ; soit ils sont accros et guettent la moindre info, parce qu’ils ont besoin de savoir. La crise a révélé ces différences de comportements.
Peut-être aussi que cette crise va nous apprendre à moins alimenter les polémiques et les clashs sur les réseaux sociaux. J’aimerais qu’on se serve de cette crise pour mieux comprendre la façon dont on peut diffuser malgré nous des messages qui ne sont pas forcément exacts. On peut en ressortir grandis. Ces dernières années ont montré que les gens ont eu des actions concrètes liées à une mal-information ou au manque d’informations, du Brexit à l’élection de Trump, ou de Bolsonaro… Les gens prennent conscience petit à petit de leur rapport à l’information, et de l’importance de celle-ci.
Dans votre documentaire, Les médias, le monde et moi, vous filez une métaphore entre alimentation et information. Cette crise peut-elle être l’occasion de cultiver de meilleurs réflexes ?
Oui, je fais un parallèle avec l’alimentation. Le “Slow Food” [un mouvement international qui sensibilise à l’écogastronomie et à l’alterconsommation, ndlr] est né en Italie en 1986, et il a fallu trente ans pour qu’il rayonne à l’international, et participe à rebâtir la confiance entre producteurs et consommateurs. Maintenant les gens sont acculturés aux crises sanitaires autour de l’alimentation. Je pense que pour l’info, c’est pareil. Il va nous falloir dix, vingt ou trente ans pour comprendre qu’il faut qu’on ait des réflexes de fact-checkeurs vis-à-vis de cette denrée qu’est l’information. Il faut qu’en tant que journalistes on communique sur qui on est, comment on travaille, que l’on dise que parfois on ne sait pas, qu’on ne détient pas la vérité.
Dans cette ère qualifiée de post-vérité, le pire serait de croire qu’on détient la science infuse, qu’on a une réponse à tout. Dans le monde qui vient, il va falloir donner la parole à des gens qui pensent, pour questionner l’impréparation des gouvernements, et les enjeux du siècle. Il faut devenir une vigie pour le public, lui offrir des réponses, être un média médiateur, qui crée des zones de conversation et de démocratie. C’est une des tendances qui va apparaître à mon avis de plus en plus clairement.
En ce sens, comme le dit Eric Fottorino dans son dernier livre (La presse est un combat de rue, éd. de l’Aube), les écrans sont certes utiles dans une période comme la nôtre, mais à terme, les médias devront aussi récréer des espaces de temps long, de rencontre. Il faut qu’ils soient des intermédiaires pour nous élever, et pas pour alimenter des polémiques qui fatiguent les gens. Il faut des espaces pour parler sereinement de la chloroquine par exemple. C’est une réflexion de fond qui a déjà commencé. Des rédactions se tournent vers leurs lecteurs, comme la Voix du Nord, Médias en scène, etc. Il y a quelque chose qui a été semé, et qui ne peut que pousser à aller plus loin.
Des rédactions comme celles du Monde diplo et de Libération ont publié des articles pour partager leurs difficultés, et encourager leurs lecteurs à s’abonner, et à activer leurs droits numériques. Quel type de pédagogie préconisez-vous dans le rapport entre les titres de presse écrite et les lecteurs ?
Je trouve que c’est le moment de bien faire. La base du métier de journaliste, c’est d’écouter les autres, et de confronter les points de vue. Plus que jamais, alors que nous sommes tous enfermés, c’est le moment d’appeler, d’écouter, d’accueillir cette parole, et de la valoriser. On a compris quelque chose sur nos pratiques. L’ADN des journaux doit changer. Il faut retravailler profondément les valeurs qu’on défend, un peu comme le Guardian l’a fait, en prenant des engagements en transparence. Nous sommes au XXIe siècle. Après cette crise, on ne pourra pas reprendre comme avant. Ce qui va se créer entre les rédactions et le public doit servir à la suite. On ne pourra pas l’ignorer. Les équipes du Live du Monde par exemple, font beaucoup d’humour dans leurs échanges avec les lecteurs, c’est très attendu.
Dans la façon de parler des blouses blanches, on a senti aussi qu’une leçon a été tirée des Gilets jaunes. La manière de parler les travailleurs du quotidien, qui sont sur le front, a changé. Des réflexes ont été pris. Il y a cependant encore des sujets qu’on n’arrive pas à traiter, et des complots qui naissent, comme celui sur le mari d’Agnès Buzyn. Sans aller sur le terrain, c’est compliqué. Le bon journaliste ne peut pas faire que de l’écran interposé. On ne peut pas se couper du terrain.
Le poids des réseaux sociaux va sans doute se renforcer. Aux Etats-Unis, où la presse s’effondre à part le New York Times, Facebook vient à la rescousse avec un fonds de charité de 100 millions de dollars. Est-ce un danger pour la presse, cette dépendance aux géants du numérique ?
Forcément. Je vois ces géants comme des canaux. Si l’un s’écroule, un autre arrivera derrière. Dans les interactions que j’ai eues avec Facebook et Google, sur la littératie informationnelle notamment, ils expliquaient que pour eux c’était important de défendre de la bonne information. A leur manière, ils sont conscients qu’ils ont participé à baisser un peu le niveau. Ils se mettent aujourd’hui à faire de l’éducation aux médias. Mais ce sont des acteurs privés, qui font un travail qu’on devrait faire en tant qu’acteurs publics. Il faut avoir une petite alerte dans la tête. Il faut qu’ils s’engagent avec des acteurs qui ont un rôle vigie, comme Reporters sans frontières. Mettons au point des outils qui permettent de valider des informations produites par des professionnels.
L’absence d’annonceurs dans cette période met en danger certains titres, qui sont privés d’une source de revenus. Cela peut-il les obliger à changer de modèle économique, à compter davantage sur leurs lecteurs ?
C’est l’occasion d’expliquer comment un journal fonctionne. Beaucoup de gens, depuis l’arrivée des gratuits et d’internet, estiment qu’ils n’ont pas à payer pour l’information. Ils estiment que c’est un droit. Or, on peut certes avoir accès gratuitement à de l’information, mais elle a quand même un coût ! Soutenir le bon journalisme en s’abonnant est important. Mais la question de l’abonnement aux médias est prise dans l’étau de la concurrence et des budgets limités. Il y a des choses à inventer. C’est ce que je trouve intéressant dans votre newsletter [qui rassemble Radio Nova, Cheek Magazine et Les Inrocks, ndlr] : plusieurs médias se mettent ensemble. Ce n’est pas hyper répandu, la collaboration entre rédactions. Ça peut aussi renforcer la profession, qui doit se serrer les coudes. Je n’ai pas de réponse sur le financement des médias, mais ça peut être une période fertile pour tester des alternatives et partir sur de nouvelles solutions.
Qu’espérez-vous du monde d’après concernant les médias ?
Si pendant cette période de confinement, l’ouverture donnée sur le monde par ces médias est reconnue comme étant riche, comme étant utile, il n’y a pas de raison que le public ne soit pas reconnaissant. Il y a des communautés fortes derrière les titres. Leur avenir dépend aussi de la durée du confinement, et de comment l’Etat va les aider. S’ils n’ont pas le choix, ils ne doivent pas attendre pour communiquer auprès de leur lectorat, pour faire un appel. Il y a des élans de solidarité. Il ne faut pas hésiter à être très transparent là-dessus. Mais je pense que l’écologie des médias ne peut que germer. On peut reprendre la main dessus. Et on peut se composer un autre régime informationnel.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Dernier livre paru : Les médias, le monde et nous, Actes sud, 2019
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