Anaïs Bourdet est devenue une figure de la lutte contre le harcèlement de rue en France avec son Tumblr Paye Ta Shnek, qui permet aux femmes de témoigner de leurs expériences quotidiennes. Entretien avec une activiste indépendante et connectée.
“Je n’ai pas les épaules d’une militante classique, affirme Anaïs Bourdet, Je ne suis pas du genre à descendre dans la rue.” Pourtant, cette jeune graphiste indépendante de 32 ans installée à Marseille est devenue l’une des figures de la lutte contre le harcèlement de rue en France. Un rôle qu’elle n’imaginait pas jouer lorsqu’en 2012, elle décide de créer le Tumblr Paye ta shnek, PTS pour les initiés, où elle invite les internautes à raconter une histoire de harcèlement de rue. Quatre ans plus tard, ce sont plus de 195 000 personnes qui suivent cette page, où 12 000 témoignages ont fleuri. Si la jeune femme n’a jamais traîné ses savates dans une organisation politique, elle se revendique d’un “féminisme inclusif, qui a compris que les différentes formes d’oppression ne sont pas des droites parallèles et se rencontrent très souvent”.
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“Il faut que les femmes prennent la parole quelle que soit leur classe, leur situation, leur origine, leur religion.”
Une forme de militantisme 2.0 qui, s’il n’implique pas de battre le pavé, n’a rien de confortable. Les messages de menaces, elle connaît: “Internet, c’est la cour des miracles! Et j’ai même reçu des lettres manuscrites chez moi.” Au départ, elle se voyait uniquement comme un relai, pour donner la parole aux victimes de ces agressions quotidiennes. Désormais, elle n’hésite plus à prendre la parole: “Le sujet est tellement mal traité que j’ai fini par me positionner et commencer à m’exprimer dessus. Vu le nombre de témoignages qu’on m’envoie, j’ai désormais une expertise!” Le 20 novembre, elle a lancé une nouvelle page dans la même veine, Paye ton taf, contre le harcèlement au boulot, toujours avec cette démarche inclusive: “D’où que l’on vienne, qui que l’on soit, on doit pouvoir témoigner. Sur Paye ton taf, il faut que les femmes prennent la parole quelle que soit leur classe, leur situation, leur origine, leur religion. Nous vivons toutes le sexisme.” Interview.
Paye ta shnek, ça a commencé comment en 2012?
J’avais vue la vidéo de Sophie Peeters qui, en caméra cachée, filmait ce que les hommes lui disaient dans la rue. Elle a fait le buzz, et c’est là que l’on a commencé à parler de harcèlement de rue. Je me suis rendu compte que c’était quelque chose que je vivais aussi depuis l’adolescence et dont je ne me rendais même plus compte. Quelques jours plus tard, au volant, j’ai été poursuivie dans les rues de Marseille par un homme dont j’avais ignoré les avances à un feu rouge. Pendant une dizaine de minutes, il a tenté de m’envoyer dans le mur, en me doublant, me faisant des queues de poisson. On était dans GTA. Cette expérience m’a suffisamment secouée pour que j’en parle avec des copines. L’idée de monter le blog m’est alors venue.
Quel était ton objectif?
Je ne voulais plus que l’on puisse nier l’existence du harcèlement de rue. Je souhaitais aussi démontrer que ce n’est pas le fait exclusif des hommes racisés, comme l’extrême droite a pu l’affirmer à la suite de la vidéo de Sophie Peeters, qui a tourné dans un quartier à forte population immigrée de Bruxelles. Les témoignages sont géolocalisés sur PTS, et prouvent que cela arrive dans toutes les villes, dans tous les quartiers et toutes les sphères sociales. En aucun cas un type d’homme n’a l’exclusivité de ces comportements.
En quoi témoigner peut-il aider les victimes?
Dès lors que l’on témoigne, on sort de la passivité. Dans une situation de harcèlement de rue, c’est très rare que l’on arrive à réagir sur le coup. En ce qui me concerne, lorsque je poste une anecdote sur PTS, j’ai le sentiment de réparer l’affront, de ne plus laisser passer. On prend aussi conscience de faire partie d’un groupe opprimé. C’est une manière de lutter individuellement et collectivement.
Tu viens de lancer Paye ton taf… Après la rue, le boulot?
Récemment, deux nouveaux projets ont vu le jour contre le harcèlement au travail: Paye ta robe dans le milieu des avocats, et Chair collaboratrice dans le milieu politique. De mon côté, sur PTS, je reçois beaucoup de témoignages de femmes harcelées au travail: je ne pouvais pas les publier, mais je ne voulais pas les perdre. C’est pourquoi j’ai ouvert cette nouvelle plate-forme spécialement consacrée au milieu du travail.
Quand on lit les témoignages, au début on se dit “Ce n’est pas possible”, puis très vite, on a la nausée… C’est l’effet recherché?
Absolument. Le support du Tumblr, avec le scroll, permet de reproduire l’impression de descendre une rue avec quinze mecs qui nous agressent. On a cette sensation à moindre échelle, puisqu’on lit ces phrases derrière son écran au lieu de les entendre, mais l’idée est que l’on puisse se rendre compte de la lourdeur et de l’effet de répétition, même quand on n’est pas soi-même victime de harcèlement de rue. Beaucoup de femmes me disent: “J’ai posté quelques témoignages, mais je m’arrête là, sinon j’en ai pour la journée à publier tout ce dont je me rappelle.” On a toutes des dizaines d’évènements dérangeants à raconter. Pour pas mal d’hommes, il est difficile de comprendre qu’une seule phrase relève du harcèlement. Mais du point de vue de la victime, c’est une évidence, car la personne qui l’aborde est loin d’être la première!
© Diglee
Comment faire d’un Tumblr un outil de lutte contre le harcèlement sexuel?
Les femmes prennent conscience qu’elles ne sont pas seules à vivre ces situations. Ces nombreux témoignages permettent aussi d’établir un constat, un état des lieux. C’est un support indéniable. J’ai 12 000 témoignages sur PTS! Après avoir lu toutes ces histoires, on ne peut plus nier l’existence du phénomène, dans la rue ni au travail. Pour moi, la meilleure façon de lutter, c’est d’écouter les victimes et d’amplifier leur voix. Un Tumblr est un support qui permet de le faire efficacement. Je donne simplement la parole à ces femmes.
Un Tumblr peut-il avoir un poids politique?
Lorsque nous dénonçons publiquement une agression sur PTS, il arrive que nous déposions une plainte. Par ailleurs, en février dernier, le Sénat avait supprimé un amendement sur le harcèlement sexiste du projet de loi sur la sécurité dans les transports. Nous avons lancé une campagne de mobilisation, avec une pétition qui a reçu 65 000 signataires en trois jours, ainsi qu’une campagne d’affichage. Les médias s’en sont emparé, et le texte a fini par être réintégré au projet de loi. Le support Web peut permettre des actions concrètes.
Quel message t’a le plus marquée?
Je reçois souvent des mails de victimes de viol, qui me confient qu’elles ne sont pas crues, pas prises au sérieux lorsqu’elles parlent de leur agression, y compris dans leur famille. Je tente de les orienter pour leur conseiller des associations, des psychologues dans leur région, qui peuvent les recevoir. Je trouve ça dingue: ces femmes ne savent tellement plus vers qui se tourner qu’elles s’adressent à une blogueuse qu’elles ne connaissent même pas. C’est arrivé une bonne quinzaine de fois, et cette détresse m’a beaucoup émue.
Propos recueillis par Mathieu Blard
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