Dans son livre Amours Solitaires, Morgane Ortin redéfinit le genre épistolaire à l’heure du numérique et de l’instantanéité.
C’est une histoire d’amour dont on ne connaît rien, seuls les mots tendres, les messages de doute, les déclarations passionnées. Depuis plus d’un an, sur son compte Instagram, Morgane Ortin publie quotidiennement des captures d’écrans de textos échangés entre amoureux·ses. Avec tous ces messages d’amour, cette ancienne éditrice a composé un ouvrage poétique faisant la part belle aux sentiments et à l’intime au travers des correspondances 2.0.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Comment vous est venue l’idée de composer un livre avec les messages issus votre compte Instagram @Amours_Solitaires?
Cela fait environ un an que je travaille sur ce livre. Je reçois tellement de jolis messages chaque jour sur le compte que j’ai toute une base de données sur laquelle travailler, tout un backup qui est en train de constituer des archives nationales de l’amour. J’ai très vite pensé à faire un livre en voyant toute cette belle matière s’accumuler. Cependant, je n’avais pas envie de faire une duplication du compte Instagram et de créer une sorte de best of. À chaque fois que je change de support, j’ai envie d’apporter un angle différent. Au même moment a commencé à naître une frustration sur l’Instagram Amours Solitaires, celle de ne jamais connaître la suite des messages. On me demandait sans cesse ce qu’il s’était passé ensuite, ce que les personnes étaient devenues. J’aime bien jouer avec cette frustration car, selon moi, le compte doit seulement être composé de captures de relation, de vie et je ne veux pas donner plus d’informations. J’aime le fait que les gens puissent alors s’approprier eux-mêmes les messages dans leur propre réalité. Néanmoins, je me suis dit qu’il fallait prendre en compte cette frustration et y répondre de manière créative. Ce livre est donc une réponse à ce sentiment. Je reçois tellement de messages qui vont de la séduction, à la rupture, en passant par les déclarations d’amour et les sextos. J’ai donc commencé à faire un travail de puzzle où j’ai essayé d’identifier quel message pourrait répondre à un autre. Pour, au final, créer une grande histoire d’amour sous forme de roman épistolaire 2.0 composé uniquement de captures d’écran, sans narration, si ce n’est des heures, des dates et des chapitres. Au total, 278 messages ont été utilisés pour composer cette histoire.
Comment avez-vous sélectionné les différents messages? Toute l’histoire se suit plutôt bien, était-ce difficile d’établir un scénario?
Au début, je me disais que ça allait être un vrai défi au vu de toutes les différences entre les messages, dans les tonalités, les thèmes, les registres. S’il y a une cohésion, c’est dû à l’universalité du sentiment. 278 voix peuvent en donner deux. Je n’ai rajouté aucun message, juste parfois quelques mots comme un “bonne soirée” pour comprendre que les deux protagonistes ne vont pas se rejoindre. La seule liberté que j’ai prise, c’est de parfois modifier légèrement des messages pour des raisons contextuelles, par exemple sur des dates ou des périodes. J’ai vraiment essayé de me tenir à une rigueur extrêmement sévère afin que le livre soit le plus représentatif de l’ADN du compte Instagram et que ce soit le plus honnête possible.
Y-avait-il une envie de passer d’échanges virtuels, numériques, instantanés à des messages couchés sur le papier qui deviennent alors permanents et tangibles? N’est-ce pas une contradiction?
Je pense que ça en est une. Il s’agit en effet d’une contradiction par rapport à la mémoire du numérique mais en total cohérence avec ma démarche sur le compte Instagram Amours Solitaires. J’ai fondé ce dernier parce que la mémoire du numérique m’inquiétait beaucoup. J’ai toujours rangé mes lettres d’amour dans des boîtes, à l’heure du 2.0, ce n’est pas possible. Si le Cloud explose demain, si on me vole mon téléphone, où vont aller tous ces messages qui comptent énormément pour moi? Avant de créer le projet, cela faisait un moment que je faisais des captures d’écran de ces messages mais cela revenait au même, ils étaient juste nichés au milieu de ma pellicule photo. Amours Solitaires est né d’une volonté de proposer un geste de sauvegarde et de pouvoir offrir l’opportunité de ne jamais oublier les mots qui ont compté. Cela a été une manière de contrer cette mémoire du 2.0 qui est un peu effrayante pour les gens qui sont mélancoliques comme je le suis. Aujourd’hui, je reçois donc plein de mémoire de gens différents. Le livre s’inscrit dans cette continuité, de donner un nouveau souffle et de l’ancrer sur papier. C’est un geste fort concernant la mémoire car Instagram, ça reste encore du numérique, il peut disparaître demain. Le livre est le pas d’après dans ce projet de sauvegarde.
Voir cette publication sur Instagram
Pourquoi avez-vous gardé une mise en page semblable à celle des textos? Vous ne souhaitiez pas ancrer ces messages dans un style littéraire plus classique?
Ça ne m’a jamais effleuré l’esprit car les bulles des textos sont vraiment représentatives d’Amours Solitaires. Dès que j’ai eu envie de faire ce livre, je l’ai pensé sous forme de correspondance épistolaire à l’heure du numérique. Avant de me consacrer entièrement à ce projet, j’étais éditrice dans la maison d’édition Des lettres qui est spécialisée dans le genre épistolaire, cela faisait donc des années que je travaillais sur la correspondance de grand·e·s auteur·rice·s, d’artistes, de figures politiques. Travailler sur un livre qui vient casser tous les codes du milieu éditorial et littéraire m’attirait beaucoup. Je voulais l’ancrer dans le présent, en ne travestissant en rien celui-ci. Le présent est fait de ces bulles, de cette instantanéité, de silences, c’est pour cela qu’il y a des pages blanches dans le livre pour les représenter. Je n’ai pas voulu me donner un objectif littéraire classique, ni rentrer dans les conventions éditoriales. J’ai voulu faire un objet qui soit le plus proche possible d’Amour Solitaire et de notre ère contemporaine.
Dans votre livre, on ne connaît quasiment rien des deux personnes qui communiquent, on ne sait d’ailleurs pas toujours le sexe de la personne qui s’exprime, on se laisse pourtant prendre à leur histoire, comment ça se fait?
C’est le phénomène qui m’intrigue le plus sur Amours Solitaires. Je mets n’importe qui au défi d’aller sur le compte et de ne pas se dire que c’est un message qu’il ou elle aurait pu écrire ou recevoir. C’est l’une des raisons pour lesquelles le projet est si fédérateur. Même si ce sont des mots qui n’ont été envoyés qu’entre deux personnes, ils ont le pouvoir d’en bouleverser 200 000 autres. L’explication est simple et assez bateau, mais je pense que c’est parce que nous sommes tous humains et que les émotions sont universelles, ces messages nous parlent. Je pense que c’est une contradiction qui est poétique, c’est tellement intime que ça en devient universel. L’un des défis de ce livre a été de ne pas incarner les personnages pour que le phénomène d’identification puisse continuer. Le fait de ne pas savoir comment ils s’appellent, à quoi ils ressemblent, ce qu’ils font dans la vie était un choix totalement volontaire. Je voulais que cela se rapproche d’une fable poétique. Concernant les sexes des personnages, je n’ai pas voulu insister dessus. Tout comme sur le compte Instagram, je ne précise jamais si c’est une femme ou un homme qui a écrit le message. C’est la manière que j’ai de m’ancrer dans le débat féministe avec Amours Solitaires, prendre de la hauteur face à cette guerre des sexes et présenter des humains avant tout. J’essaie de militer pour que les deux sexes soient à égalité face à l’expression intime et que l’on arrête de faire de l’érotisme, de la sensibilité, du romantisme, des notions plus féminines que masculines ou l’inverse. L’accent est mis sur les mots et les sentiments.
Voir cette publication sur Instagram
Qu’est-ce que la “révolution de l’amour” que vous évoquez dans votre postface?
À la base, le projet d’Amours Solitaires n’avait pas vocation à devenir militant. Il l’est devenu au fur et à mesure des messages reçus. Je n’avais pas du tout mesuré l’impact humain que pouvait avoir ce compte sur la vie des gens. J’ai été très surprise des premiers retours que j’ai eu, je me suis rendue compte que le compte pouvait avoir un rôle presque social. Le premier axe de la révolution de l’amour est de libérer les paroles et de remettre sur le devant de la scène le sentiment. Nous sommes un an après l’affaire Weinstein et #MeToo, nous avons tous pu nous rendre compte du potentiel libérateur des réseaux sociaux. J’ai trouvé incroyable que toutes ces femmes prennent la parole. Il n’y a pas qu’une parole de la dénonciation à libérer, mais aussi une parole de l’intime, une parole des émotions qui est bâillonnée par la honte et la pudeur. Ce projet veut pousser les gens à ne plus être frustrés car ils ne parlent pas, les pousser à exprimer ce qu’ils ressentent, que ce soit “je t’aime”, “je ne t’aime plus”, “j’ai envie de toi” ou “j’ai envie de te quitter”. Le sentiment doit reprendre ses lettres de noblesse, il faut œuvrer pour le droit à la sensibilité dans une société où l’on nous apprend à ne pas trop nous livrer de peur de paraître faible. La révolution de l’amour se penche également sur d’autres axes, comme le positionnement féministe que j’ai abordé précédemment, une volonté de créer un refuge humain et bienveillant sur Internet et un désir d’ouvrir les débats, les discours, les pensées sur toutes les formes de sexualité et d’amour. Il n’existe pas qu’une seule forme d’amour, il existe autant de manières de le dire que de le vivre. Le livre Amours Solitaires est la volonté de donner la parole à tous et d’essayer d’en sortir de la poésie. Nous sommes tous capable d’écrire et de devenir des poètes.
Propos recueillis par Louise Hermant
Ce papier a été initialement publié sur le site des Inrocks.
{"type":"Banniere-Basse"}