Ami, camarade, copain, frère, potos… Mais qu’est-ce qu’un vrai ami ? A partir de quel lien se construisent les amitiés ? Dans son essai “Le Lien d’amitié”, le philosophe Michel Erman cartographie le paysage de ce qu’il appelle une “force d’âme”.
Depuis qu’Aristote s’est penché sur le sujet dans L’Ethique à Nicomaque, depuis que Montaigne et La Boétie l’ont déployée en actes et en mots, l’amitié forme une vertu cardinale dont personne ne conteste la puissance existentielle. Les amis restent ce qu’il y a souvent de plus cher dans nos vies. Pour autant, le lien spécifique qui unit des amis entre eux n’échappe pas toujours à une certaine opacité. C’est un lien parfois invisible et mystérieux.
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Comme le souligne le philosophe Michel Erman dans son nouvel essai, Le lien d’amitié, une force d’âme, “il y a dans toute amitié quelque chose d’évident et d’énigmatique, d’exceptionnel et de singulier qu’exprime bien la phrase de Montaigne à propos de son lien privilégié avec Etienne de La Boétie : Parce que c’était lui, parce que c’était moi”.
Le magnétisme des sentiments
Interrogeant sous tous les angles possibles la nature de ce lien, Michel Erman précise les règles de sa méthode :
“Pour en dire la nature mais aussi les beautés, il est nécessaire d’arpenter pas à pas le territoire de l’amitié, sans la boussole du spéculatif mais en en se laissant conduire par le magnétisme des sentiments.”
L’auteur pose comme préalable à une définition possible l’idée que l’amitié constitue un soutien pour “se sentir exister dans une société où l’on vit les uns à coté des autres plutôt qu’ensemble”. Elle est un “refuge protecteur contre l’hostilité du monde et les risques d’une vie désocialisée, à une époque où l’amour ne jouerait plus guère ce rôle, qui lui a longtemps été dévolu”.
Si les amants jouissent, “les amis se réjouissent”
Si l’amour a cette force inouïe de nous transporter dans un autre monde, l’amitié, elle, nous “entraîne dans une contrée nouvelle”. Et si les amants jouissent, “les amis se réjouissent”. Si la rupture d’un amour est une dévastation, la fin d’une amitié est un aplatissement.
Le psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis écrit dans Le Songe de Monomotapa : “La femme aimée me quitte, je suis amputé. Un ami me quitte, je suis réduit à n’être que moi.” L’épreuve de la perte d’un ami n’est pas plus facile à surmonter que l’abandon d’un amant. Pour saisir combien cette épreuve convoque parfois de l’aigreur et des malentendus, Michel Erman se souvient de la célèbre dispute entre Sartre et Camus.
Après son bannissement par Sartre en 1951, Albert Camus confia ceci : “J’ai connu ce qu’il y a de pire, qui est le jugement des hommes.” Erman observe que “ce pire était pour lui une manifestation de ce qu’il appelait l’absurde quand les individus se refusent à dénouer les malentendus et se révoltent à demeurer étrangers les uns aux autres”.
Suspendre tout jugement sur autrui
S’il fallait donc donner de l’amitié une première définition :
“Est ami celui qui sait, quelles que soient les circonstances, suspendre tout jugement sur autrui sans qu’il s’agisse, pour autant, d’une obligation morale. Cela s’appelle le respect, cela demande de savoir surmonter ses défiaxnces, d’avoir ce courage particulier qu’est la force d’âme.”
Aristote avais mis au jour les revendications rendant possible le lien amical : la bienveillance et la réciprocité. Si elle est donc une force d’âme, c’est que l’amitié prend des formes diverses qui oscillent entre le partage, le réconfort, l’entraide et le plaisir. L’amitié est forcément un sentiment désintéressé dans son intention, et dont la fidélité reste la plus belle démonstration.
Une conscience vive de l’altérité dans le semblable
“L’ami, même absent, est toujours à notre disposition, et dans un rapport invariable avec nous”, écrit Jankélévitch dans son Traité des vertus. Si la véritable amitié est désintéressée et ne repose pas sur la rivalité, Michel Erman conçoit que le lien est plus trouble que simplement vertueux.
“Le sentiment dyadique n’engage pas à adopter une pure éthique du désintéressement, comme ce serait le cas de la gentillesse ou du dévouement où l’on fait abstraction de soi. Etre quelqu’un de bien n’implique pas que l’on se sacrifie ou que l’on se démunisse de quoi que ce soit”.
Le sentiment dyadique demande surtout de “reconnaître l’autre comme semblable à soi-même tout en respectant son entière liberté”. Soi-même comme un autre : une relation amicale réussie implique d’avoir “une conscience vive de l’altérité dans le semblable”. Et de se réjouir que l’autre soit ainsi différent de soi. C’est pourquoi l’auteur estime que l’amitié relève de ce qu’il appelle un “ego-altruisme” : c’est-à-dire “un altruisme par amitié de soi, sans les égoïsmes d’un moi tout-puissant qui en constituerait la finalité”.
Éprouver sa singularité par la médiation de l’autre
L’amitié permet en fait d’éprouver sa singularité par la médiation de l’autre. Elle relève d’une “éthique eudémoniste”, laquelle consiste en une aspiration pour le bonheur, puisque les amis recherchent à être bien ensemble. Tirant les fils des potentialités émancipatrices de l’amitié pour chacun d’entre nous, Michel Erman en perçoit aussi les vertus dans l’espace du politique.
Car l’amitié peut selon lui contribuer aussi à “reconfigurer l’idée de justice au cœur de la réflexion sur le politique”. Aux vertus de l’amitié que sont la bienveillance et le respect, il est possible de faire correspondre le partage et le don dans l’espace social. Une manière de réaffirmer comme valeur centrale la fraternité dans notre époque.
Force d’âme, puissance d’exister, l’amitié ouvre, au-delà du cadre des affects privés, un horizon politique que peinent à percevoir à sa juste mesure les sociétés actuelles, par trop inamicales.
Michel Erman, Le lien d’amitié, une force d’âme, Plon, 192 p, 15 €.
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