Vers 8 ans, un baby-sitter de 20 ans, pour nous punir ma sœur et moi d’une soi-disant bêtise, nous a donné le choix: “C’est le baiser ou la fessée!” Évidemment, on a choisi le baiser. Sur la bouche.
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À 9 ans, un garçon de 13 ans m’a mis très vite et par-dessus ma jupe un doigt entre les fesses façon “olive”. Il rigolait, ne s’en cachait pas, et essayait de le faire à toutes les filles, c’était un “jeu”.
À 9 ans, mon cousin de 11 ans m’a embrassée avec la langue, ça m’a plu alors j’ai fermé les yeux comme dans les films, et il m’a dit, humiliant: “Tu t’y crois, hein?” Je croyais qu’on faisait un truc d’amoureux, il a tenu à me faire comprendre qu’il m’imposait son envie.
Vers 10 ans, ma tante nous disait de nous méfier de ce vieux grand-oncle aux mains baladeuses.
Vers 10 ans, j’ai vu un exhibitionniste en rentrant de l’école. Les flics sont venus à la maison, j’ai été écoutée. Puis pendant des années, je suis retournée à l’école avec la peur au ventre, et le cœur battant, sans jamais repasser seule par “la rue de l’exhibitionniste”, malgré le détour.
Vers 11 ans, un ami de mes parents nous disait des phrases du style: “Dis-donc, ça pousse!” alors que nous étions pré-ados. Il nous mettait très mal à l’aise.
À 13 ans, un garçon de 15 ans, croyant sans doute que je dormais, a défait les boutons de ma chemise et m’a longuement malaxé les seins. Tétanisée, je n’ai pas réagi. Le lendemain, alors que je me blottissais contre mon grand cousin, avec le sentiment d’être protégée, le premier m’a glissé à l’oreille, le regard plein de mépris: “T’aimes ça, hein?” Pendant des années je me suis persuadée que c’était normal à cet âge-là, ces jeux-là.
À 13 ans, le premier garçon avec qui je suis sortie m’a expliqué doctement ce qui était bien ou pas chez moi. “Alors tu as de jolis yeux, mais ton nez est trop grand, ta bouche trop fine…”
“À 20 ans, après une fête arrosée, un mec avec qui j’étais sortie auparavant, et qui était maqué, est venu dans la chambre où je dormais avec une copine et m’a peloté les seins.”
À 13 ans, le même m’a suppliée de sortir avec son copain, m’assurant que celui-ci était amoureux de moi. J’ai dit d’accord, c’était demandé si gentiment… Leur jeu était de s’échanger les conquêtes.
À 14 ans, je n’osais pas refuser les pelotages de mon petit copain en public, même si ça me mettait mal-à-l’aise. Mais comme en privé j’en étais curieuse, je n’avais pas de raison de le repousser.
À 17 ans, un mec est venu me “draguer” dans la rue, et comme je lui répondais en souriant, sa deuxième phrase fut de me demander si j’aimais la sodomie.
À 18 ans, je portais un pantalon blanc, des mecs en bande derrière moi m’ont fait remarquer que j’avais un gros cul.
À 19 ans, je rentrais d’une fête au petit matin, un mec m’a collée tout le trajet en voulant “sympathiser”, jusque dans l’entrée de mon immeuble, malgré mes rejets clairement exprimés. J’ai fini par m’en débarrasser en lui disant que je n’étais pas lavée, que j’avais super envie de faire caca et qu’en plus j’avais mes règles.
À 20 ans, après une fête arrosée, un mec avec qui j’étais sortie auparavant, et qui était maqué, est venu dans la chambre où je dormais avec une copine et m’a peloté les seins. Je ne voulais pas réveiller ma copine, j’ai fait semblant de dormir, même pas choquée, juste un peu blasée.
À 21 ans, en couple longue durée, je me forçais à faire l’amour régulièrement, même sans désir, parce que j’avais lu que la moyenne c’était deux fois par semaine. Une semaine sans libido, à mon âge, ça ne devait pas être normal, je devais prouver (me prouver) combien j’étais libre, combien j’aimais le sexe.
À 23 ans, un soir je marchais avec mon amoureux, je portais une jupe et des bottes, des mecs nous ont croisés et ont dit en espagnol que j’avais l’air d’une pute. Je comprends l’espagnol, je les ai insultés.
C’est normal ou pas, cette lassitude?
J’ai essayé de me souvenir de tout, j’ai essayé de faire la liste des évènements sexistes qui m’ont construite. Bien sûr, entre chacun de ces souvenirs il y a eu des rires, de l’amour, de la tendresse, du soutien, de la sororité aussi. Bien sûr, je ne compte que les “incidents” qui m’ont déplu, mise mal à l’aise, donné un sentiment d’insécurité, humiliée, parfois marquée un peu plus que ça. Je laisse de côté les blagues sexistes auxquelles j’ai moi aussi pu rire, les chansons paillardes que j’ai chantées, les allusions sexuelles auxquelles j’ai su répondre du tac au tac, les dragues lourdes qui ne m’impressionnaient plus… Ce serait trop long.
Je crois que je suis quelqu’un d’assez équilibré, j’ai plutôt confiance en moi, j’ai reçu beaucoup d’amour et j’ai eu une enfance heureuse, je suis blanche et j’ai grandi dans un milieu privilégié où l’on communiquait beaucoup. Quand je relis cette liste, quand je fais ce constat, auquel je ne pense jamais au quotidien (puisque tout cela est très normal, en fait), j’imagine que si rien de tout ça ne m’était arrivé, je serais sans doute encore plus équilibrée, encore plus confiante, j’aurais un rapport aux autres encore plus sain, je n’aurais peur de rien… Je serais Présidente depuis longtemps!
C’est normal, ou pas, de s’habituer?
Aujourd’hui j’ai 40 ans, trois enfants, je vis à la campagne… Je suis rarement seule et souvent en voiture, j’ai moins d’occasions de me faire emmerder. Et je suis aussi beaucoup plus forte, moins impressionnable, j’ai plus de répondant. Et je suis moins “fraîche”, bien sûr. J’ai 40 ans et je n’ai jamais été violée. Je me dis régulièrement que j’ai de la chance! Je suis beaucoup sortie, j’ai beaucoup bu, j’ai couché avec des inconnus, j’ai dragué… Aujourd’hui, les risques statistiques s’amenuisent au vu de la vie que je mène et de l’âge qui avance. Je suis à la moitié de ma vie et je n’ai jamais été violée, contrairement à près de 94 000 femmes majeures et 8 000 enfants chaque année en France: il se pourrait bien que j’en réchappe aussi pendant l’autre moitié. Non mais quelle chance! Je relis cette liste, et je trouve que j’ai vraiment de la chance.
Non mais sérieusement, c’est normal cette vie?
Maintenant, c’est pour mes filles que j’ai peur. Huit et 15 ans, ouf, pas de viol. Toujours pas. Je prie pour que ça dure, chaque année qui passe est un soulagement, chaque année qui passe, elles sont un peu plus fortes et équilibrées, c’est toujours ça de pris. Moi j’ai traversé, mais elles sont encore en équilibre, sur le fil, et je commence à leur lâcher la main… Je retiens mon souffle, je le retiendrai sans doute jusqu’à leurs 40 ans? Je relis cette liste, je me dis qu’elles ont de la chance, parce que j’ai l’impression qu’elles n’ont rien vécu de tout ça. Mais qu’est-ce que je sais de leur liste à elles? Qu’est-ce que je sais des mots qu’elles ont déjà entendus, des gestes qu’elles ont subis, des images qu’elles ont vues… Mes parents ne savent presque rien de ma liste, jamais je n’aurais osé leur en parler! Et pourtant, je suis sûre qu’ils m’auraient écoutée, et entendue, comme j’écoute mes filles. Je n’allais pas les emmerder avec ça… Puisque ce n’était rien.
“J’ai de la chance d’être blanche, bourgeoise, cis et hétéro, de venir d’une famille aimante et équilibrée, d’avoir un mec cool. Mais est-ce normal de trouver que j’ai tant de chance?”
J’ai peur aussi pour mon fils, et à mesure qu’il grandit, j’ai de plus en plus peur qu’il soit l’un des garçons de cette liste, un garçon qui n’a rien fait de mal, rien que la société punisse en tous cas. J’ai peur qu’il grandisse et que, comme eux, il ne se souvienne même pas d’avoir un jour, eu un geste ou une parole qui souligne sa domination masculine, et en imprègne la fille en face de lui. J’ai vécu tout ça, et je trouve que j’ai de la chance, parce que tout ça n’est rien, tout ça n’est pas grave. J’ai de la chance de n’avoir jamais été violée. J’ai de la chance parce qu’il a fallu que je me creuse un peu pour écrire cette liste, même si une grande partie est remontée assez vite. J’ai de la chance d’être blanche, bourgeoise, cis et hétéro, de venir d’une famille aimante et équilibrée, d’avoir un mec cool. Mais est-ce normal de trouver que j’ai tant de chance? De trouver que tout ça n’est rien? Est-ce normal de trouver tout ça normal?
Si moi, qui suis si chanceuse, je peux lister plus d’une quinzaine de petits et grands évènements de ce type, cela signifie qu’ils font partie de la vie de la plupart des femmes. Avec cette liste, je dis: voilà ce que traversent au cours de leur enfance et de leur adolescence les femmes heureuses, équilibrées, chanceuses comme moi. Voilà ce qui constitue le quotidien “normal” d’une femme privilégiée. Voilà le haut de l’iceberg.
Voilà pourquoi on est en colère.
Voilà pourquoi on devient féministe.
Voilà pourquoi on a envie de hurler.
Voilà pourquoi on fait confiance aux autres femmes qui dénoncent les abus: parce qu’on les admire, même si la justice n’a pas été saisie, même si c’est sur Twitter, parce qu’on sait que c’est vrai, parce qu’on sait que ce ne sont pas des menteuses.
Voilà aussi pourquoi il est plus que temps de renverser le patriarcat, et de cracher sur son cadavre.
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