Quasiment inexistantes il y a une dizaine d’années, les plages à accès payant grignotent de plus en plus le littoral algérien. Comment la baignade est-elle en train de devenir un loisir de luxe en Algérie et pourquoi les femmes en sont les premières clientes? Éléments de réponse.
À la Playa, il faut serrer des coudes pour trouver un transat inoccupé. Près de deux semaines après son inauguration, cette paillote aménagée à Zéralda, un quartier à l’ouest d’Alger, affiche déjà complet quasiment chaque jour. “Le week-end, j’ai été obligé de refouler des personnes à l’entrée faute de place”, raconte Manil, le gérant de cette plage à accès payant, visiblement étonné par un tel engouement. Comme ses concurrentes, la Playa n’a pas eu besoin d’une campagne publicitaire importante pour se faire connaître et remplir les 70 lits de quatre personnes et la centaine de transats pour une personne que compte l’espace. Le bouche à oreille a suffi. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses photos du lieu ont été partagées et likées par des centaines de clients satisfaits de leur baignade. Un succès qui dépasse même les limites de la capitale. “Il y a des habitants d’Oran qui m’ont appelé pour venir”, se réjouit Manil.
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Le boom des plages payantes
Ce Franco-algérien, fondateur d’une agence de communication qui porte son nom, n’est pas le seul à investir ce créneau en plein essor. Inexistant il y a encore une dizaine d’années, le phénomène des plages à accès payant prend de l’ampleur sur tout le littoral algérien. À Alger, seulement, on en dénombre une quinzaine, dont certaines, à l’instar de la Playa, viennent d’ouvrir leurs portes cette année. La tendance a récemment gagné d’autres grandes villes du littoral, telles qu’Oran, Béjaïa et Annaba. Il faut dire que le business est juteux. Les tarifs d’entrée oscillent entre 500 et 3000 dinars (Ndlr: entre 3 et 23 euros) par personne en fonction de la prestation et du lieu.
“Le week-end, on refuse du monde.”
Au regard de la loi algérienne, ces espaces payants installés sur le sable ne sont pas considérés comme des plages privées. Manil explique: “Les autorités algériennes n’autorisent pas encore les plages privées à proprement parler. Donc, les entrepreneurs doivent contourner la loi. On ne loue pas directement une parcelle de plage à l’État mais on conclut des partenariats avec des établissements publics construits au bord de l’eau pour pouvoir mener à bien notre activité. En quelque sorte, on gère les plages de ces infrastructures publiques.” Ainsi, la Playa est affiliée à l’hôtel Mazafran, propriété de l’État algérien, tandis que le complexe touristique de la Corne d’Or, situé à Tipaza, à environ 70 km à l’ouest d’Alger, collabore pour la première fois avec une entreprise privée, en l’occurrence l’agence d’événementiel La Fabrik Prod.
Pionnières dans le domaine du tourisme balnéaire de luxe en Algérie, les piscines connaissent pareille affluence. À Alger, chaque hôtel multi-étoilé en possède une et le prix d’entrée varie de 2500 à 5000 dinars par personne. Fermée ces sept dernières années, la Casif Pool, la piscine de l’hôtel étatique Ryad, situé à Sidi Fredj, est de nouveau ouverte au public depuis mi-juillet. Et l’espace, accessible à 2000 dinars par personne pour un transat et une boisson, affiche déjà un taux de fréquentation élevé. “Notre capacité d’accueil atteint jusqu’à 100 personnes. On est entre 50% et 100% de taux de remplissage depuis le début. Le week-end, on refuse du monde”, se félicite Amal Djebbari, directrice du Casif Pool.
Acheter sa sécurité
Dans un pays où le salaire moyen est de 39000 dinars (Ndlr: 300 euros), selon les données de l’Office national des statistiques (ONS), et le salaire minimum à 18000 dinars, qu’est-ce qui explique que les Algériens se ruent vers les plages et les piscines payantes? Y compris des personnes qui vivent au bord de l’eau. C’est le cas de Neila, qui ne fréquente plus la plage qui borde sa villa. Cet été, cette jeune Algérienne qui vit à Sidi Fredj s’est rabattue sur une piscine payante et parfois elle tente des plages privées. La raison principale: l’intolérance de certains autres baigneurs. “J’ai changé mes habitudes pour porter ce que je veux sans être jugée”, confie-t-elle.
“Mon père devait nous protéger mes deux soeurs et moi. Il ne profitait même pas de la plage.”
Amina, une interne en pédiatrie de 27 ans, a pris la même décision en 2013. C’est à la suite d’une mésaventure sur la plage Madegh que cette Oranaise a décidé de faire le deuil des plages publiques durant la haute saison. Elle raconte: “Je ne vais plus dans les plages publiques entre juillet et août car ce n’est plus tenable. Même les plages qui étaient autrefois désertiques comme Madegh ne le sont plus. J’ai décidé il y a quatre ans de ne plus mettre un pied dans ces plages. Ce jour-là, j’étais accompagnée par une amie. Lorsqu’on était sur le sable, tous les garçons étaient sur le sable et lorsqu’on allait dans l’eau tous nous suivaient. Ils nous guettaient, nous mataient. Dans l’eau, l’un d’eux s’est même permis de retirer son maillot, j’ai senti ses parties intimes sur moi. Ce jour-là, j’ai dit stop!”
Asma, la vingtaine, est elle aussi devenue une habituée des plages à accès payant par la force des choses. “Je ne me baigne plus depuis mes 13 ans dans les plages publiques parce que ça devenait trop difficile. Mon père devait nous protéger mes deux sœurs et moi. Il ne profitait même pas de la plage. Alors, on a décidé d’arrêter de fréquenter ce genre de plage. L’avantage dans les plages privées, c’est qu’on peut y aller entre filles. On a plus besoin de ‘tutelle’ ou de ‘protecteur’. J’y vais avec mes sœurs et nos amies sans me poser de questions”, raconte cette jeune Oranaise.
“J’ai eu l’idée de la Playa quand je me suis rendue compte que ma mère et ma sœur ne peuvent plus se baigner sans être dérangées.”
C’est donc une clientèle essentiellement féminine qui fréquente les plages à accès payant. Fatiguées de subir un harcèlement sur le sable et dans l’eau, un nombre croissant d’Algériennes boycotte les plages publiques et n’hésite plus à payer pour leur sécurité. “J’ai eu l’idée de la Playa quand je me suis rendu compte que ma mère et ma sœur ne pouvaient plus se baigner sans être dérangées”, indique ainsi Manil. Autour du bassin de l’hôtel Ryad, “tout le monde cherche la tranquillité et à passer un bon moment sans être importuné. On s’est déjà constitué une clientèle fidèle, certains viennent presque quotidiennement parce qu’ils savent qu’ils ne vont pas rencontrer de problème contrairement aux plages à accès gratuit”, avance la responsable du Casif Pool.
Et pour préserver cette ambiance paisible, beaucoup d’espaces sélectionnent leurs clients à l’entrée. “On préfère des groupes mixtes que des groupes composés seulement de garçons. Si on remarque qu’ils sont déchaînés et risquent de nous causer des ennuis, on leur fait la remarque, voire on peut leur refuser l’accès”, reconnaît Amal Djebbari.
Sortie commando
La tranquillité est donc devenue un enjeu sur le littoral algérien. À tel point qu’une femme qui veut se baigner, surtout si elle porte un bikini, se prépare comme pour une opération commando: elle identifie les bons secteurs -ni trop conservateurs, ni trop isolés, ni trop familiaux-, elle se dessine une cartographie des plages à bikinis (pour celles qui le portent) par opposition aux plages bondées de burkini, djebba et autre hidjab, elle prépare une tenue plus habillée au cas où la baignade venait à mal tourner, elle demande à des hommes de son entourage (père, frères, cousins, amis) de l’accompagner, y compris dans l’eau, elle privilégie les baignades matinales…
Autant de précautions devenus des automatismes pour les Algériennes durant l’été. Malgré tout, beaucoup ne veulent pas renoncer à fréquenter leur plage publique préférée. C’est le cas notamment de Maya, une Oranaise de 17 ans, qui ne succombe pas encore à la mode des plages payantes. “Je continue de me baigner dans les plages publiques parce que j’y vais en famille. On y va généralement nombreux, à trois voitures. Il y a mon frère et mes cousins. Je me sens donc protégée mais leur présence n’empêche pas certains garçons de me draguer sur la plage ou ailleurs. Aussi, on choisit tout le temps des plages sauvages, isolées, moins connues. On a la chance d’avoir des planches de surf qui nous permettent de nous éloigner du rivage et d’être encore plus tranquille”, précise la lycéenne.
Reconquête
D’autres Algériennes ont décidé de s’organiser pour reconquérir les plages publiques, où il est dangereux pour une femme de s’aventurer seule ou en bikini. Un premier groupe exclusivement féminin s’est formé à Annaba, à l’extrême est du pays. Tout est parti d’un appel lancé sur Facebook, début juillet, en réponse aux profils -souvent masculins- qui traquaient les filles en maillot de bain et postaient leurs photos sur le fameux réseau social.
Aujourd’hui, le groupe secret d’Annaba compte environ 3000 adhérentes, triées sur le volet. Régulièrement des dates, lieux et heures sont soumis à un sondage auprès des membres, s’il y a assez de participantes alors la sortie entre femmes est organisée.
“Si les choses se dégradent autant c’est aussi de notre faute: Nous cédons du terrain, on s’efface petit à petit jusqu’à ce qu’à notre disparition totale de nos plages.”
Ces événements presque clandestins ont inspiré d’autres Algériennes en quête de tranquillité. Le groupe algérois appelant à des “baignades républicaines” -comprendre sorties dans des plages où les autres baigneurs sont tolérants et respectueux- est lui mixte. Il a été créé par une Algéroise, son frère et son cousin. Là, femmes et hommes s’y côtoient et débattent, s’entraident en repérant les plages “sécurisées” et “tolérantes” et s’entendent pour une baignade ensemble.
© Inty
Comme le collectif d’Annaba, le groupe algérois tient à rester secret pour des raisons de sécurité. Objectif: former une communauté solidaire offrant une liberté et une sécurité aux Algériennes. L’une des créatrices du groupe, qui a requis l’anonymat, explique que le groupe “est dédié aux filles qui veulent mais ne peuvent plus se permettre de nager à Alger en maillot de bain, sauf accès à une plage militaire ce qui n’est pas toujours évident. Le problème est simple: il y a trop d’hommes sur les plages, les femmes se baignent en vêtements et celles en bikini se font petites et n’échappent quand même pas à une pression atroce du regard.”
“Moins on est nombreuses, plus on se fait harceler.”
Et de poursuivre: “Si les choses se dégradent autant c’est aussi de notre faute: nous cédons du terrain, on s’efface petit à petit jusqu’à notre disparition totale de nos plages, alors qu’il suffirait simplement de les reconquérir. Moins on est nombreuses, plus on se fait harceler”, estime l’administratrice du groupe d’Alger, compte plus de 5000 membres.
Lancés initialement pour organiser des sorties plages “sécurisées”, ces différents groupes Facebook sont devenus au fil de l’été des points d’informations sur les plages algériennes (l’état de propreté, retour sur expérience, endroits en vogue etc).
Amina Boumazza et Djamila Ould Khettab
Cet article a été initialement publié sur le site d’Inty.
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