Handicapée depuis ses 18 ans, Alexandra Borrot, 39 ans, ne veut être enfermée nulle part. Corps, institutions, conventions, elle passe son temps à tenter d’en sortir. Portrait.
“Entrer chez les handicapés rue d’Hautpoul, c’est le haut-le-cœur assuré”, crache le type à qui l’on a demandé sa route dans une ruelle du 19ème arrondissement de Paris. On balaie l’avertissement et on accélère le pas jusqu’à la maison d’accueil spécialisée (MAS). Postée devant les portes vitrées de l’établissement aux allures d’hôpital, Alexandra Borrot, 39 ans, attend son visiteur, recroquevillée dans son fauteuil roulant. Coincée dans la structure métallique, elle fixe ses mains graciles. Sitôt accostée, elle sort de sa bulle. Son sourire, immense, éclate: “Appelle-moi Alex. Si j’étais pas bloquée ici, on aurait parlé ailleurs! Suis-moi.” On obéit, on avance puis on reculerait bien… Difficile de s’engager dans ce couloir sans fin sans avoir la sensation d’étouffer quand on n’y a jamais mis les pieds avant. Alex, elle, roule à vive allure sur le vieux lino jaune sans se laisser étrangler: “J’emmerde les clichés. Moi, je bouge. On ne m’enfermera jamais.” Ni dans son centre médicalisé, ni dans son corps handicapé, ni dans cette “société de coincés”. Alex Bo -c’est ainsi qu’elle a signé son livre intitulé Et alors? et auto-édité en novembre 2014- ne se laisse pas prendre au piège. “Je m’en sors, sinon je meurs.”
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Sortir du mutisme. Ils montent à l’assaut de ses lèvres. Ces mots, on les imagine rangés en bataille dans sa bouche charnue. Furieux de n’en sortir qu’au compte-goutte dans un filet de voix ténue. Si la parole est laborieuse, l’œil charbonneux, lui, est vif. Alexandra Borrot épingle aussitôt chez l’autre la gêne provoquée par son élocution. Loin d’en être piquée, cette rousse en rit volontiers: “Quand je suis tombée sur la tête, j’ai perdu ma langue…”
Le sol en marbre tanguait-il sous ses pieds pour dévaler ainsi l’escalier et s’écraser contre la table basse?
C’était un vendredi. Elle avait 18 ans. Alex, “patraque”, avait séché le lycée pour rester chez elle en région parisienne. Les études, ce n’était de toute façon pas son truc. Même le commandant Cousteau dont elle était mordue au point de vouloir “devenir comme lui” scientifique, ne l’avait pas empêché de repiquer sa terminale S. Mais ce vendredi matin-là, l’océanographe en herbe avait le mal de mer. Le sol en marbre tanguait-il sous ses pieds pour dévaler ainsi l’escalier et s’écraser contre la table basse? Impossible de savoir puisque l’aînée de la famille était seule. Son père, à la tête de plusieurs entreprises, avait filé au bureau. Sa mère s’était absentée la journée, elle qui, d’habitude, restait au foyer. Sa sœur et son frère étaient en classe. “On m’a retrouvée le soir. Dans le coma. Trauma crânien de l’hémisphère gauche”, soupire-t-elle. Elle en a émergé six mois plus tard, paralysée et sans voix. “J’étouffais à l’intérieur, dans ma bulle. Je devais parler.” Muette pendant cinq ans, “incompréhensible” durant douze ans: “J’ai tellement à rattraper!”
“Faire exploser la mentalité des coincés en posant nue jambes écartées.”
Sortir du cadre. Parler ne lui suffit pas. La muette “frustrée”, autrefois ado réservée, est devenue grande gueule. “Elle n’hésite jamais à l’ouvrir, et à l’ouvrir bien grande”, s’amuse la réalisatrice Stéphanie Pillonca-Kervern, qui lui a consacré un documentaire intitulé Je marcherai jusqu’à la mer et diffusé sur Arte en 2013. Durant des semaines, elle a suivi, dans son quotidien, “cette provocatrice toujours à fleur de colère”. Et ne manque pas d’anecdotes qu’elle aime d’ailleurs raconter. Comme Alex en fauteuil électrique, bombe de peinture à la main, en train de taguer un “merci” sur une voiture municipale garée sur une place “handicapé”. Ou bien Alex enchaînée à l’un des arbres de sa MAS que des ouvriers devaient abattre, avec des mots écrits au feutre sur son corps dévêtu, “criminels, assassins, meurtriers”. Et bien sûr, Alex se prêtant au jeu de la photo érotique, à l’aise dans toutes les positions… Y compris les plus suggestives. “Je suis exhibitionniste. Et alors?”, lâche la modèle de nu qui alimente son blog de photos crues. “Faire exploser la mentalité des coincés en posant nue jambes écartées”, c’est ça qui la fait jouir. Et qui, surtout, lui donne une bonne occasion de montrer ce dont elle est capable. “Je fais la nique à ceux qui ont détourné de moi leur regard. Je leur dis ‘le légume d’il y a quelques années, regardez, c’est bibi aujourd’hui!’”
Bande-annonce du documentaire de Stéphanie Pillonca-Kervern, Je marcherai jusqu’à la mer
Sortir du corps. Desserrer l’emprise d’une hémiplégie toujours menaçante. Ne jamais baisser les armes face à un ennemi qui profite de la moindre trêve pour regagner du terrain. “Si j’arrête de bouger, je reste clouée.” Cruelle obsession. Entre le coma profond et son réveil, Alex a vécu deux mois prisonnière de son corps. “Il était devenu une carapace de béton, une armure, une tombe”, suffoque-t-elle. Enfermée dans ce “locked-in syndrom”, elle s’est accrochée à une parole qu’elle entendait en boucle: “Bats-toi, bats-toi.” Celle de son père, le seul à percevoir de la vie à travers les clignements de paupières de sa fille.
“J’ai toujours pensé qu’elle allait s’en sortir”, confie-t-il dans le documentaire. À l’inverse de sa mère qui, folle de douleur, allait bientôt profiter d’un déplacement de son époux pour fuir une situation familiale devenue invivable. Divorcer. Refaire sa vie. “J’ai longtemps été en colère, avoue Alex, et j’ai pardonné.” La mère et la fille, autrefois “si proches”, ne se sont revues que trois fois mais s’appellent régulièrement depuis le film. “Il y a un fossé entre nous deux”, regrette Alex. Un mur d’incompréhension qu’elle doute pouvoir faire tomber un jour, contrairement à celui de l’immobilisme qu’elle effrite depuis vingt ans. “Après mon accident, j’ai passé deux longues années de rééducation à Berk. J’avais décidé de tout réapprendre. Je m’étais dit ‘si je m’en sors, je reviendrai et je marcherai jusqu’à la mer’.” Stéphanie Pillonca-Kervern a filmé cette “victoire”: “Ce corps entravé, stigmatisé, douloureux, elle le sollicite, le connaît, le domine et le maîtrise jusqu’à en jouir de plaisir.”
“Après un orgasme, c’que t’es souple, même quand t’es spastique!”
Alex Bo pose lors d’une séance photo érotique, © CKLFoto
Sortir d’elle-même. Quand certains se dopent à la morphine, elle, s’envoie en l’air. “Après un orgasme, c’que t’es souple, même quand t’es spastique (Ndlr: difficulté à plier la jambe)!” Un “vrai bonheur” qu’elle a expérimenté peu après son accident, dans son lit d’hôpital où, déjà, elle faisait comprendre au personnel médical qu’elle voulait redécouvrir ses sens. Tous ses sens. “C’est pas parce que t’es handicapé que tu ne peux pas faire l’amour”, insiste celle qui n’aurait pas hésité à faire appel à un assistant sexuel malgré son interdiction en France. “Pas eu besoin finalement car j’ai pu me débrouiller seule. J’ai perdu ma virginité à 21 ans avec un kiné.” Au début, elle ne sentait rien, mais avec la pratique, “le sexe est devenu une gymnastique”. Pour la pratiquer régulièrement une fois sortie du circuit médical, Alex s’est inscrite sur des sites de rencontres. “Je m’en suis pris des claques avec des mecs, gronde-t-elle, du genre ‘ah, j’te voyais pas aussi handicapée. Plutôt mourir’.” Elle a encaissé, “relativisé” et redoublé d’efforts pour réveiller son visage figé par le coma, améliorer sa diction, assouplir son corps et perdre des kilos. “Je m’étais mis en tête de séduire à tout prix.” Mais elle a vite compris que la vie de couple, ce n’était pas pour elle. “C’est un papillon solitaire qui ne se pose jamais”, relève Stéphanie Pillonca-Kervern. Une femme libre qui, aujourd’hui encore, veut plaire. Conquérir hommes ou femmes, des coups d’un soir, “histoire de faire de la kiné à domicile”, comme elle dit.
“Tu crois que j’aurais appelé quelqu’un pour m’aider, butée comme je suis? Manque de pot, j’ai raté mon plumard et me suis pété une cervicale.”
Sortir de la MAS. La première fois qu’elle y a mis les pieds, il y a dix-sept ans, elle était ravie: “Je me barrais enfin de chez mon père où rien n’était accessible à mon fauteuil et où je me faisais chier!” Mais la rebelle s’est vite sentie enfermée dans la structure. “Je voulais me casser pour vivre seule. Et tant pis pour les risques. C’est la vie!” À force d’arguments et de colères, elle a fini par convaincre son père d’acheter un appartement adapté à Paris. Mais quelques semaines avant d’emménager, une “envie de pisser” l’a réveillée à trois heures du matin. “Tu crois que j’aurais appelé quelqu’un pour m’aider, butée comme je suis? Manque de pot, j’ai raté mon plumard et je me suis pété une cervicale.” À peu de choses près, la moelle épinière était foutue et elle devenait tétraplégique. Le coup est dur pour Alex qui voit alors son frère récupérer “son” studio. “L’indépendance, ce n’est pas pour demain”, regrette-t-elle. Pourtant, elle ne lâche pas son rêve: “Je ne suis pas croyante, mais maintenant je crois qu’on m’aime beaucoup là-haut! Du coup, je mets le paquet pour m’en sortir. Je suis maso, et j’aime ça.”
Alexia Vidot
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